dimanche 5 février 2012



















COURS D’ESCHATOLOGIE

GRAND SEMINAIRE DE NYAKIBANDA

ANNEE ACADEMIQUE 2006-2007

Professeur : Père Gaétan GATARAYIHA, s.j.























  1. TITRE
  2. PROLOGUE ET ANTECEDENTS
  3. PLAN DU COURS :

INTRODUCTION

 Remarques Préliminaires : Eschatologie et Eschatologie « chrétienne ».

CHAPITRE I

          LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE
         
1.      L’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu
            La compréhension
            L’extension
            L’homme et son créateur
            L’homme devant l’univers
            L’homme en société
            L’homme nouveau

2.      L’Anthropologie et l’Eschatologie dans le Concile Vatican II

            LUMEN GENTIUM
            GAUDIUM ET SPES

CHAPITRE II

            LES DIFFERENTES CONCEPTIONS DE L’AU-DELA

1.      La Conception Spatiale
            Spatialité de l’au-delà
            L’Enfer
            Le Purgatoire
            Le Paradis

2.      La Conception Temporelle
            L’histoire du salut
            La résurrection contre l’immortalité
            Spatialité et temporalité

3.      L’Approche Existentielle
            La théologie existentielle
            Le Christ présent
            La résurrection aujourd’hui






4.      La Conception Ontologique
            L’éternité au présent
            Parler de l’au-delà
            Les Symboles de l’au-delà
            En Dieu
            Existentiel et ontologique


CHAPITRE III

            LA RESURRECTION DE JESUS

1.      « En elle-même » et « Pour Nous »
            La Résurrection, mystère qui est à la source de l’annonce chrétienne
            La Résurrection, source de compréhension du mystère de Jésus
            La Résurrection n’est pas reviviscence, ni immortalité de l’âme, ni réincarnation, ni simple souvenir du maître Jésus
            La résurrection est un événement transcendant, mais réel
            La multiple signification de la Résurrection
            La signification christologique et trinitaire de la Résurrection
            La signification de la Résurrection « pour nous » 

2.      La Résurrection des Morts
            L’Homme, une personne immortelle
            L’Homme, une personne corporelle
            Ressuscités dans et avec le Christ
            Une Résurrection progressive
            La Résurrection finale
            La Nature du corps ressuscité
            Le Retentissement dans la nature

3.      Remarques conclusives
            Le Jugement dernier
            L’Enfer et l’Espérance chrétienne
            Le Ciel
            Un ciel christique
            Un ciel trinitaire
            Une béatitude christique et trinitaire
            Un ciel communautaire


CONCLUSION








  1. DESCRIPTION DU COURS

Le christianisme primitif a exprimé l’espérance eschatologique individuelle dans une terminologie qui était passé de la religiosité populaire grecque dans le judaïsme. On a admis que l’âme du juste allait à Dieu, celle du pécheur dans un lieu de châtiment dans l’au-delà. Par « corps de résurrection », on espérait un corps identique au corps terrestre, mais (selon 1 Co 15) totalement modifié. Par là étaient posés les problèmes d’un état intermédiaire entre la mort individuelle et la résurrection du corps, ainsi que celui du substrat de l’identité humaine.

L’Eschatologie actuelle se sent mise en demeure par les non-chrétiens d rendre compte de l’espérance chrétienne et de répondre à l’accusation d’oublier le monde d’ici-bas. Des essais de réponse se font jour sous la forme de diverses propositions fondamentales.

Les expériences actuelles conduisent la théologie à se demander, si une issue favorable à l’histoire de l’humanité dans son ensemble est effectivement objet de la révélation de Dieu, ou bien si l’humanité n’est pas en mesure de contrecarrer de manière désastreuse les vues de Dieu sur la création de l’humanité. Dans la question de savoir ce qui est vraiment voulu par Dieu, l’eschatologie s’allie à la théologie de la création et tente, dans une activité qui nous presse d’agir, d’établir les responsabilités pour l’avenir.

[Cf. Herbert VORGRIMLER, « Eschatologie/ Jugement » dans Nouveau Dictionnaire de Théologie, Cerf, Paris, 1996, pp. 272-275]


  1. APPROCHE : DOGMATIQUE ET HERMENEUTIQUE[1]

Dogmatique 

On procède (…) par l’affirmation de thèses qu’on justifie en rappelant l’ensemble des définitions du magistère sur le sujet. On établit la preuve par recours à des citations de l’Ecriture, des Pères et des théologiens. C’est un système qui fonctionne sur la base de la distinction  entre l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée. Avant le XVIIe siècle, on ne connaissait pas cette séparation ; le magistère (pape et évêques) se constitue en instance supérieur de savoir et de contrôle du savoir des autres. Le modèle dogmatique s’édifie sur cette base : la théologie devient un commentaire des définitions dogmatiques, ce qui lui confère une assise étroite dans la mesure où (…) ces définitions sont conditionnées dans leur teneur par le problème particulier qu’elles veulent traiter.

Herméneutique

L’herméneutique, qu’on peut traduire pour faciliter la compréhension par « interprétation », s’est développée chez les historiens et les philosophes à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle sous l’influence de Dilthey ; celui-ci distinguait l’explication à l’œuvre dans les sciences de la nature, et la compréhension à l’œuvre dans les sciences de l’esprit. On peut expliquer un phénomène physique ; l’homme, en revanche, ne peut être connu de la même façon : pour le comprendre, il faut pouvoir connaître en quelque sorte de l’intérieur l’idée qu’il se fait du monde et de sa capacité d’action dans celui-ci. Interpréter, pour le chrétien, va donc consister à énoncer le sens actuel du christianisme, en tenant compte de son passé tel qu’il apparaît dans  les Ecritures et la tradition. Cela suppose une étude de l’horizon de pensée des auteurs de la Bible et des acteurs des grands moments de la tradition chrétienne, par exemple des conciles.
On comprend donc que le point de départ de la théologie comme herméneutique ne puisse être un ensemble de propositions de foi immuables qui « tiendraient » toutes seules indépendamment de tout contexte. Cette théologie travaille sur le champ d’interprétation ouvert par l’événement Jésus-Christ tel qu’il nous  est présenté dans la diversité des textes du Nouveau Testament. On comprend aisément que cette perspective permet de mieux percevoir ce qu’est la révélation de Dieu : en tant que communication de Dieu avec l’homme, elle ne se laisse enfermer dans rien ; la Parole de Dieu, par conséquent, ne s’identifie ni à la lettre de l’Ecriture, ni à celle des énoncés dogmatiques ; la révélation n’est pas la communication d’en haut d’un savoir fixé pour toujours ; elle est action de Dieu dans l’histoire et expression croyante du peuple de Dieu : la réponse de la foi appartient en effet au contenu de la révélation.
































  1.  METHODE : ESCHATOLOGIE PAR LES TEXTES 
PROLOGUE ET ANTECEDENTS
                                             NOYAUX THEMATIQUES
SESSIONS
THEMES
PROBLEMATIQUES
AUTEURS
Session A
Le Concept
Eschatologie
A. SCHILSON
W. KASPER
Session A
Le Concept
Eschatologie « chrétienne »
Luis F. LADARIA

Session B
La Question Anthropologique
L’Homme créé à l’image de Dieu
VOCABULAIRE DE THEOLOGIE BIBLIQUE, art. « Homme »
Session C
Anthropologie de VATICAN II
L.G. no 2; no 9.
G.S. nos 14; 15; 16; 17; 18; 22.

VATICAN II
Session D




LES DIFFERENTES CO NCEPTIONS DE L’AU-DELA
§  La Conception spatiale
§  La Conception Temporelle
§  L’Approche existentielle
§  La conception Ontologique


André GOUNELLE et François VOUGA

Après la mort qu’y a-t-il ?, Cerf, Paris, 1994
Session E




LA RESURRECTION

La Résurrection de Jésus :
« en elle-même » et « pour nous »
CONSEIL DE PRESIDENCE DU GRAND JUBILE DE L’AN 2000,  Jésus-Christ Unique Sauveur du Monde. Hier, aujourd’hui et à jamais, Mame, Paris, 1996


Session E


La Résurrection des Morts
François-Xavier DURRWELL, Regards chrétiens sur l’au-delà, Mediaspaul, Paris, 1994


Session F


Questions sur le dogme de la Résurrection
Le Jugement dernier
L’Enfer et l’Espérance chrétienne
Le Ciel


François-Xavier DURRWELL (op.cit.)




COURS D’ESCHATOLOGIE


PROLOGUE ET ANTECEDENTS

I. La Problématique de l’eschatologie comme « énigme du destin » (…)[2]

            Depuis toujours l’homme s’est interrogé sur le sens de la vie et sur la maîtrise de son déroulement. Malgré ses efforts pour en connaître  le mystère, il s’est cependant heurté à cette part énigmatique de l’existence : sommes-nous réellement libres ou bien sommes-nous de part en part déterminés par des forces, des dieux, le diable, Dieu, qui dirigent, organisent, conduisent notre propre histoire ? Déjà la Grèce antique avait mis l’accent sur l’importance du destin, du fatum. La mythologie grecque a vu le destin sous les traits d’un dieu, d’un fils du chaos et de la nuit, véritable maître de l’univers auquel même les autres dieux étaient soumis. Il représentait une force aveugle contre laquelle on ne pouvait lutter. Fatalité mystérieuse dont la mythologie, la tragédie et la morale sont comme le reflet, celui d’une vision pessimiste du monde que l’on retrouve encore  aujourd’hui dans les diverses expressions ou formules fatalistes que véhicule notre langage (« il n’y a rien à faire », « C’est la vie », « C’est mon destin »). D’autant que nous avons pleinement conscience que, si liberté humaine il y a, elle n’est pas sans limites : d’une part, nous sommes largement conditionnés par notre hérédité, notre milieu social, culturel et, d’autre part, notre vie n’est-elle pas terriblement marquée par le sceau de la mort et du mal ? Certes qui dit limites ne dit pas nécessairement fatalité, acceptation résignée, désespérance, comme si la liberté n’était qu’un leurre, un mot vide de sens, sans aucune prise sur la réalité. D’ailleurs, bien souvent, au coeur même des résistances, surgit comme le désir d’un dépassement, d’une ouverture, d’une destination moins accablante, d’une destinée qui serait comme un appel salutaire adressé à la vie ou à quelqu’un, qui pose l’homme en situation non de domination mais de responsabilité, qui l’arrache à l’ordre de la nécessité et l’invite à croire qu’il n’y a rien d’inéluctable ou de fatal.

II. Comment vivre autrement?[3]

            Je ne suis pas de ceux qui disent : l’homme est mort. L’homme n’existe pas encore. Voulez-vous que nous essayions de le faire exister ? Que nous essayions d’exister. C’est-à-dire de n’être pas un anneau dans une chaîne de causes et d’effets, mais des êtres en naissance, d’où émergent à chaque instant, avec un but plus clair, des forces plus vivaces.
            Contre une économie de la richesse qui engendre la pauvreté, contre cette vie pauvre faite de politique pauvre, d’amour pauvre, d’art pauvre, de science pauvre et de religion pauvre, tenterons-nous de créer une manière plus riche de vivre ?
            Vous n’aimez pas les paris stupides ? Moi non plus. Mais nous n’avons pas le choix : la foi ou le néant.
            La seule foi nécessaire, au départ, c’est d’espérer que l’homme reste à faire.
            Peut-on vivre autrement ? En se posant les vrais « pourquoi » ? Et d’abord : pourquoi ne pouvons-nous pas vivre autrement ?
            Vivre autrement. C’est de cela qu’il s’agit. Rien de plus. Rien de moins. Vivre autrement. Je n’écris ces choses qu’inspiré par la certitude qu’exister, désormais, est un défi permanent aux actuelles dérives historiques, un défi qui ne peut être victorieux, que si nous parvenons à établir de nouveaux rapports avec la nature en consacrant l’essentiel de la recherche à l’utilisation du flot pratiquement inépuisable de l’énergie solaire, et en ne créant plus des besoins artificiels et les plus criminels gaspillages en fonction des exigences non humaines du marché et de la guerre ; que si nous parvenons à établir de nouveaux rapports entre l’homme et l’homme qui n’oscillent plus entre un individualisme de jungle et un totalitarisme de termitière, et à retrouver le rapport proprement humain de la communauté ; que si nous parvenons à établir un nouveau rapport avec le divin qui redécouvre la dimension de la transcendance, la possibilité permanente de rupture avec le passé et le présent, au-delà de l’abandon aux errements catastrophiques et aveugles d’un développement d’où l’homme est absent.

            A chaque étape, il sera demandé un choix. Pas seulement un choix intellectuel. Un acte de foi, c’est-à-dire un choix engageant dans une expérience où chacun met  comme enjeu la totalité de sa vie.
            A ces interrogations vitales il n’existe pas de réponse toute faite.
            - Ni celle des partis politiques.
            - Ni celle des sciences et des techniques.
            - Ni celle des Églises.

III. SITUATION D’ENSEMBLE

            Le terme d’eschatologie a une forte coloration chrétienne et désigne la doctrine spécifiquement chrétienne concernant l’avenir et la consommation finale. Dans le cadre de la sécularisation des sciences, eschatologie est un terme qui a été aussi utilisé dans une perspective non théologique. Ainsi l’histoire des religions entend par eschatologie le système d’idées religieuses qui se rapportent à la destinée de l’individu comme à la fin du monde. La futurologie, dans ses aspects sociologiques, politiques, philosophiques etc., emploie aussi, à l’occasion, ce concept qui signifie alors la recherche des possibilités scientifiquement prévisibles de l’histoire à l’exclusion de toute considération sur la consommation finale. Dans un sens riche de contenu, l’eschatologie peut se définir comme la théologie chrétienne en tant qu’elle réfléchit à partir du passé (les expériences religieuses de l’humanité, et en particulier de Jésus Christ) sur l’avenir, en ce qu’il présente de nouveau et de définitif, et, sur ce fondement, cherche à interpréter le présent et à donner l’impulsion à une action dans le présent.

1.  Fondement biblique

1.1.  L’avenir des vivants.

            Dans l’Ancien Testament, à partir du VIIIe siècle, l’eschatologie prend tout d’abord la forme de l’annonce du malheur et du jugement qui vont frapper le peuple en raison des injustices sociales, de troubles et de la fausse piété. Au « jour de Yahvé », il n’y aura plus nulle part de délivrance pour quiconque. Toutefois, par-delà le jugement, n attend de Dieu, de plus en plus, le salut. L’annonce du jugement s’élargit d’un appel à la conversion. La catastrophe prédite peut avoir une fonction purificatrice. La fin des événements eschatologiques est le plus souvent l’exercice par Yahvé de la royauté sur son peuple, et même sur les nations et le monde entier. S’y annonce un état nouveau de l’humanité et du monde, dans lequel le droit et la justice, la paix et la sécurité seront réalisés. L’attente de ce changement futur n’implique nullement une paralysie de l’activité humaine La considération de l’action de Yahvé dans l’avenir est plutôt toujours critique à l’égard des injustices présentes et représente une incitation à l’adresse de l’homme en vue d’une action juste et libératrice, ici et maintenant. Par état nouveau, on n’entend jamais une vie éternelle dans un monde tout différent en dehors de l’histoire. En ce qu’elle concerne l’ “ici-bas”, l’eschatologie de l’Ancien Testament est un élément constitutif et essentiel de la révélation de Dieu qui indique comme but définitif des visées de Dieu sur l’humanité l’établissement de « contre-sociétés » vraiment humaines. C’est seulement sous la pression de la colonisation hellénistique que s’est modifiée cette conception des rapports de Dieu au monde et à l’histoire. L’histoire n’est alors plus considérée comme le domaine où les promesses divines s’accomplissent trait pour trait. En Israël, l’expérience vécue a ruiné la certitude sapientielle selon laquelle Dieu récompense et punit de manière immanente à l’histoire. Selon les idées de l’apocalypse, un jugement universel mettra, de façon catastrophique, un terme à l’histoire d’Israël qui jusque-là a échoué ; après quoi, Dieu suscitera souverainement un salut totalement nouveau dans une ère nouvelle. Le caractère radicalement « terrestre » de l’avenir demeure. Ce qui distingue les vues apocalyptiques, c’est qu’elles prennent comme point de départ de leur considération la fin du premier monde (« conscience de la fin de temps »).

            Jésus de Nazareth a compris toute son œuvre comme un « événement eschatologique ». Comme Jean Baptiste, à l’entourage de qui il a d’abord appartenu, il a vécu intensément l’attente prochaine de la « fin », et, comme le Baptiste, il tient le jugement de Dieu pour partie intégrante et inévitable de cette fin. Il dépeint la catastrophe à l’aide d’un matériel dramaturgique courant (attente d’un Fils de l’homme, menace d’un enfer de feu éternel, etc.) qui, comme tel, ne présente pas pour  lui d’intérêt particulier. Contrairement a ce qui se passe chez le Baptiste, ce qui domine chez Jésus, c’est la délivrance, la possibilité de salut. Jésus utilise le matériel de l’apocalyptique et l’annonce du jugement pour qualifier son époque comme temps de la décision, et pour faire prendre conscience de la gravité de la situation. La différence essentielle par rapport au Baptise tient dans le thème, central pour Jésus, du Royaume de Dieu et dans la façon dont Jésus le définit dans le temps. La réalisation de ce Royaume repose sur une offre de Dieu qui jugera les hommes selon leurs décisions prises ici et aujourd’hui. Il s’agit d’une nouvelle praxis dans le domaine individuel et social. Pour autant, l’eschatologie de Jésus concerne aussi l’ « ici-bas ». Après l’échec de la mission immédiate de Jésus, le règne universel de Dieu n’étant pas établi, la réalisation symbolique du Royaume de Dieu, encore possible « en des situations ponctuelles » (P. Hoffmann) d’après les modèles de comportements présentés par Jésus, concerne également l’ « ici-bas ». Comme après le départ de Jésus (déjà chez Paul), les intérêts se trouvent décalés vers l’au-delà post-historique et s’individualisent de plus en plus, l’ « ici-bas » est de plus en plus appréhendé comme le lieu de la décision et de l’épreuve. De ce lieu, les croyants sont sauvés par l’intervention de Dieu qui les transforme et les introduit  dans la dimension  de l’au-delà (« ciel ») ; mais, par lui-même, ce lieu lui-même n’offre aucune perspective de salut. Les contre-modèles de Dieu sont conservés, dans la mesure ou les communautés chrétiennes doivent s’orienter d’après eux et porter les « fruits de l’esprit ».

1.2. Espérance pour les morts.

            Lorsqu’Israël vivait dans un état de nomadisme et refusait le culte des morts du monde environnant, il s’est attaché à une attitude prosaïque et facilement fataliste : un être vivant apparaît quand le souffle de vie de Yahvé se mêle à la poussière sans vie. Le souffle de vie reste propriété de Yahvé qui peut le reprendre à son gré. À la longue, pourtant, Israël n’a pu s’exclure de l’aspiration de son environnement  à l’immortalité. Au sujet du monde inférieur apparurent des idées selon lesquelles les ombres tristes des morts, séparées de Yahvé comme de toute autre relation, continuaient de vivre (shéol) non pas seulement en tant qu’âmes, mais comme êtres humains complets. Les tendances dualistes, selon lesquelles le pouvoir de Yahvé finissait aux limites du shéol, furent répétées : dans les écrits de Sagesse, la conviction s’impose que le jugement de Yahvé atteint également le shéol. Les Psaumes tardifs, d’inspiration sapientielle, font avancer le raisonnement : celui qui, dans sa vie, s’est attaché à Yahvé est assuré de la fidèle communion avec Yahvé également dans la mort (Ps 49, 8s. 16 ; la fidèle communion avec Yahvé dure par-delà la mort (Ps 73, 23-26 a). Dans les livres de la Sagesse et du Siracide, cette conviction s’exprime à travers la croyance greco-hellénistique à l’âme.
            A l’espérance, exprimé par l’apocalyptique, d’une intervention de Dieu modifiant le cours de l’histoire, s’est rattachée l’attente d’un salut cosmique et celle d’un salut universel ; les morts ne pouvaient pas être exclus de cette attente. Satisfaction devait revenir aux victimes et condamnation aux méchants. Le premier texte biblique qui parle des morts relève de ce climat d’attente : Dn 12, 2s. Comme cette attente prochaine de l’apocalyptique ne se réalisait pas non plus, l’idée individualisante d’un « état intermédiaire » s’est développé : le juste défunt est élevé au ciel. Les bases théologiques furent le recours à la foi en la création  et à la promesse de l’alliance selon laquelle l’obéissance donne la vie. L’idée ainsi formée d’une « vie éternelle » (2 M 7,9) signifie une vie transcendante, céleste mais également corporelle, d’êtres humains ressuscités, c’est-à-dire re-créés et pourtant identiques à l’ancien moi, dans la proximité définitive de Dieu. De l’autre coté, l’impie est jeté dans le schéol, qui prend alors peu a peu  un caractère  punitif.

            Jésus de Nazareth n’a sans doute pas parlé explicitement de mort et de résurrection. Il faut pourtant reconnaître qu’il fait partie de ces Juifs qui, se fondant sur la foi à une inébranlable fidélité de Yahvé par-delà la mort, attendait une résurrection céleste des justes (Mt 8,11). A la fin de sa vie, il avait la ferme conviction que le royaume de Dieu viendrait en dépit de sa mort. Après la mort de Jésus, ses disciples reprirent sa prédication et sa déclaration fondamentale sur l’action de Dieu sauvant de la mort et réhabilitant ce Jésus qui avait été mis à mort. Cela ne signifiait pas la fin de la mission eschatologique de Jésus. On attendait la réalisation du Royaume de Dieu grâce à un retour tout à fait proche de Jésus comme Fils de l’homme et juge de l’univers (« parousie »). Dans cette attitude d’attente, on ne réfléchit pas au sort des disciples de Jésus défunts (il n’y en avait pas encore). Paul témoigne pour lui-même et pour ses communautés de la tension d’une attente de la parousie prochaine (1 Th 4, 1-17). Par la, s’expliquent une distance par rapport au « monde » avec ses problèmes et une éthique qui, sans doute, intègre des vertus d’abord sociales conformes à l’Esprit de Dieu que l’on a reçu, mais qui pourtant ne s’intéressent pas à la transformation des rapports de vie en vue de l’avenir. Compte tenu du retard de ce retour (parousie différée), la réflexion des croyants s’est appliquée à ce qui était « déjà acquis », la salut actuel accordé par Jésus et que l’on reconnaît dans la liberté à l’égard du péché.

            Des concepts qui ont un contenu réel et biologique, tels que vie, mort et résurrection ont acquis, de ce point de vue, un sens mystique, religieux et éthique, de sorte qu’il serait possible de parler de la mort, de la résurrection et de la vie éternelle avant la mort biologique (« eschatologie présente »). Par là s’est imposée l’idée que la résurrection de Jésus n’était pas seulement une action exceptionnelle de Dieu à l’égard de cet homme-la, mais le commencement de la réalisation eschatologique. De la résurrection de Jésus, on peut conclure à la résurrection des chrétiens défunts (1 Th 4, 13-18). Pour Paul il ne peut être question de réalisation du salut si le problème de la victoire sur la mort n’est pas résolu. Le salut consiste précisément en ceci que tous les croyants deviennent vivants dans le Christ (1 Co 15, 21 s.) La résurrection de Jésus est intégrée à l’attente apocalyptique d’une résurrection des morts.
            Dans les différents processus d’une attente de la parousie, génératrice à la fois de stimulation nouvelle et de paralysies répétées, attente plus ou moins teintée par l’apocalyptique, et dont les résultats (par exemple dans les l’évangile de Jean) s’entremêlent les uns avec les autres en une eschatologie à la fois présente et future, s’impose une vision individualisée et distanciée du monde. Les chrétiens ne sont pas encore dans la « patrie » ; ils attendent encore le Sauveur futur qui les sauvera, non de la colère de Dieu, mais de ce qu’ils ont d’éphémère, par transformation de l’individu lors de sa mort.


1.3. Regard sur l’histoire et le cosmos

            A partir de 1 Co 15, 20-28, s’introduit dans l’attente chrétienne de l’avenir un élément apocalyptique, dans le mesure où par la s’annoncent des évolutions, par exemple : résurrection de Jésus comme début d’une humanité nouvelle ; réveil des siens lors de la parousie ; anéantissement, par jugement final, de toutes les puissances qui s’opposent à Dieu, y compris la mort ; remise du Royaume à Dieu, le Père, par le Fils. Les circonstances concrètes dans lesquelles les communautés chrétiennes ont du vivre ont conduit à une peinture plus détaillée des tribulations et des signes avant-coureurs de la fin et à un retour à l’espérance traditionnelle d’une résurrection céleste des (âmes des) martyrs. Cette perspective se trouve ramassée dans l’Apocalypse de Jean. Ce qui est décrit en  20, 1-10, à savoir la résurrection céleste des martyrs avant la résurrection générale des morts, fut souvent, dans la tradition chrétienne, interprétée à tort, et non sans conséquences graves comme annonce d’un interrègne terrestre du Messie (« chiliasme »). L’histoire fut ainsi comprise  plutôt comme le lieu des affrontements et des épreuves pour les croyants. Bien que la parousie- attendue pour bientôt jusque tard dans le IIe siècle- tardât, ce fait n’engendra pas pour les communautés chrétiennes de crises majeurs décelables, probablement parce que la conviction s’est imposée que le salut eschatologique était déjà présent d’une manière perceptible uniquement aux croyants et réalisable par le culte et les sacrements.
           
            Dans les déclarations du Nouveau Testament sur l’avenir, il ne s’agit nulle part de l’avenir du cosmos. Elles parlent de l’emprise de Dieu sur le monde entier, de l’anéantissement des puissances contraires à la vie et de la position de Jésus Christ dans le processus. Elles n’enseignent ni une rénovation ni un anéantissement de ce monde-ci ou de la création de Dieu dans son ensemble. On peut seulement tirer les conclusions de la considération suivante : la résurrection des morts suppose un environnent déterminé.



IV. Les Topiques de l’eschatologie biblique et la position du problème

           
1. L’Anthropologie

            Le christianisme primitif a exprimé l’espérance eschatologique individuelle dans une terminologie qui était passée de la religiosité populaire grecque dans le judaïsme. On a admis que l’âme du juste allait à Dieu, celle du pécheur dans un lieu de châtiment dans l’au-delà. Par « corps de résurrection », on espérait un corps identique au corps terrestre, mais (selon 1 Co 15) totalement modifié. Par là étaient posés les problèmes d’un état intermédiaire entre la mort individuelle et la résurrection du corps, ainsi que celui du substrat de l’identité humaine. Ces considérations eschatologiques ont joué un rôle décisif dans l’élaboration d’une anthropologie chrétienne que le concile de Vienne de 1312 a admise comme doctrine officielle (DS 902). Elle affirme dans sa logique que l’homme individuel concret est celui que Dieu a voulu, appelé et destiné à la résurrection, cependant qu’un facteur spirituel constant, que Dieu préserve d’une disparition totale, garantit l’identité de l’homme terrestre et de l’homme accompli dans la consommation finale. C’est se méprendre que de voir dans cette doctrine la révélation de l’immortalité de l’âme par ailleurs philosophiquement démontrable. Dans la théologie catholique récente on admet de plus en plus une résurrection dans la mort, de sorte que des spéculations sur un état intermédiaire deviennent superflues.

2. Le sort des défunts

            Des dires imagés sur l’eschatologie est né un intérêt particulier sur le sort des défunts. Pour systématiser les déclarations bibliques, on a pris pour base un processus chronologique ; actuellement la perspective se transforme d’une conception objective (« les fins dernières ») en une autre de caractère personnel : les rencontres ultimes.

2.1. Le Jugement

            L’importance, capitale pour le salut, du comportement vis-à-vis de Dieu et de la probation morale dans les rapports interhumains (ainsi dans le judaïsme sapientiel et apocalyptique, analogue aux idées de beaucoup d’autres religions) a été liée, dans le christianisme primitif, à la conviction que la décision essentielle de la foi portait sur la personne de Jésus. L’exigence neo-testamentaire des « œuvres » ou des « fruits » est liée à l’attente d’une reddition de comptes individuelle (aussitôt  après la mort : Lc 16, 19-31).
            Dans la tradition théologique, le jugement a été considéré comme nécessaire à trois points de vue : comme rétribution, comme juste équilibre,  comme examen de soi.
            Actuellement, c’est le troisième aspect qui domine : on y voit une manifestation de la vérité et un jugement de l’homme de l’homme sur lui-même auquel répond, du coté de Dieu, un jugement de grâce. Les vues apocalyptiques du Nouveau Testament sur un jugement universel punitif sont juxtaposées, sans lien, à cette attente individuelle d’un jugement.

2.2. La Purification

            Considérant que nul homme ne pet être partenaire éternel de Dieu dans l’état où il termine sa vie terrestre, certains théologiens de l’Église antique (Cyprien, Clément d’Alexandrie, Origène, Augustin) ont été amenés à l’idée d’une purification dans l’au-delà, décrite en partie a l’aide des images bibliques du feu (comme dans 1 Co 3, 10-15). Très tôt, l’idée s’est fait jour qu’entre vivants et morts une solidarité persistait et que de cette manière la purification pouvait être influencée par des prières d’intercession. Dans la praxis ecclésiastique, la croyance en la purification est tombée dans le domaine des descriptions imaginaires, comme le montre aujourd’hui encore le concept monstrueux de « purgatoire », et dans la manipulation des indulgences par l’Église officielle.
            Les Réformateurs s’en sont pris d’abord uniquement aux superstitions et aux abus, mais bientôt ils ont tout à fait écarté l’idée d’une purification, parce qu’ils voyaient dans la réconciliation des défunts une contradiction une contradiction avec le pardon par pure grâce. Là-dessus, le concile de Trente enseigna à distinguer la faute pardonnée et les châtiments dus au péché, la purification ne pouvant s’appliquer qu’à ces derniers (DS 1580), et il établit discrètement qu’il y a un purgatorium et que l’Église peut aider celui qui s’y trouve par son intercession (DS 1820 s.). Aujourd’hui, la théologie catholique ne renonce pas complètement à l’idée d’une purification, mais elle voit la difficulté qu’il y a à  transférer après la mort, la notion de temps. Or l’idée d’une souffrance pour son propre passé au moment de la rencontre avec Dieu a bien l’air d’une expédient qui renvoie a des catégories temporelles (par exemple le « processus » de liquidation des conséquences douloureuses de la faute).

2.3. Réprobation éternelle

            Jésus a employé les images infernales de l’Ancien Testament comme des expressions proverbiales pour mettre en évidence le sérieux de la situation de décision annoncée par lui.
            A partir d’elles, s’est développé la doctrine sur l’enfer d’après laquelle ceux qui se seront délibérément détournés de Dieu et de ses prescriptions seront éternellement privés de la présence de Dieu et ainsi châtiés.
            Parallèlement s’est toujours manifesté l’attente d’un aneantissemnt definitif de damnés.
            Le Magistère de l’Église a d’abord parlé du ciel et de l’enfer comme de deux possibilités parallèles pour l’homme (par exemple DS 857, 1351)
            Une apocatastase, c’est-à-dire une restauration de toute la création, y compris des pécheurs, des damnés et des démons, à un état de béatitude parfaite, a toujours été enseignée à l’arrière-plan de l’évangile parlant du Père miséricordieux, de la croix et de la manifestation pascale de Jésus, mais l’Église l’a très tôt rejetée (DS 411). Escompter avec certitude une issue finalement heureuse est, au regard des affirmations bibliques dans leur ensemble, impossible. Toutefois le salut et la réprobation ne sont pas pour les hommes  deux possibilités parallèles de même niveau : « salut » signifie la réalité de la volonté efficace et aimante de Dieu pour tous les hommes ; « perdition » et donc la réprobation consiste dans la possibilité réelle pour l’homme de choisir en toute liberté l’éloignement au lieu de la présence de Dieu. « Enfer » exprime en tout cas le domaine du mal fait par l’homme, que Dieu ne peut transformer en bien, mais qu’il doit « condamner » pour l’éternité. Une espérance pour tous les hommes et donc aussi pour les artisans du mal semble être la limite extrême de ce que la foi et la théologie peuvent dire concernant l’issue finale de l’histoire individuelle et collective de l’humanité.

2.4. Vision de Dieu

            Alors que dans l’ancienne Église, on exprimait la fin heureuse d’une vie humaine par toutes sortes de mots imagés empruntés à la Bible, la conception scolastique de l’âme donna naissance a la doctrine selon laquelle les âmes des hommes morts sans péchés ou purifiés de leurs péchés seraient accueillies au « ciel » et y auraient part à la vision de Dieu, immédiatement après la mort et par conséquent pas seulement après la résurrection générale. À l’encontre de ses prédécesseurs Benoît XII (+ 1342) fit de cette doctrine l’objet d’une solennelle décision doctrinale (DS 1000-1002). La description, par l’Église officielle, de la béatitude comme vision contemplative-intellectuelle et jouissance de l’essence divine ne peut satisfaire l’aspiration des hommes à la réalisation de toutes leurs possibilités dans la présence immédiate de Dieu.

3. Retour au théocentrisme

            Dans leur intelligence de la foi, les Réformateurs ne s’intéressaient pas à des spéculations précis sur l’au-delà. Ils soupçonnaient un certain nombre de déclarations de l’ancienne Église sur l’eschatologie d’être des aberrations  dues à la curiosité et à l’hybris des hommes. Leur conception radicale du péché fit que bon nombre de théologiens protestants en vinrent à concevoir la fin de l’individu et de l’univers et à ne la concevoir que comme un anéantissement total, estimant qu’il y aurait présomption à admettre la permanence d’un élément humain par-delà la mort. La seule chose qui reste et triomphe de la mort ne peut être que la fidélité à Dieu. Ses promesses de sauver l’homme et la création cosmique de la ruine se réalisent dans un acte de complète re-création. Mais actuellement l’intérêt ne porte plus sur la réalisation de ces promesses-la, mais sur une tout autre re-création, qui n’est rien d’autre que la justification du pécheur. Pour les théologiens protestants, il est possible de lire les déclarations de la Bible sur l’eschatologie, en particulier celles qui parlent de résurrection, comme un langage chiffré sur la délivrance gracieuse qui nous arrache à la déchéance mortelle liée au péché. En tant que données biologiques, vie et mort sont relativisées par rapport à cette délivrance.


4. Retour à l’histoire du salut.

            La théologie de l’histoire du salut que les travaux de l’exégèse protestante ont rendu possible, a essayé, en se fondant sur le schéma  « promesse- réalisation », d’interpréter la vie du Christ comme un événement eschatologique. L’eschatologie ne se réduit pas à une tension entre un « déjà » et un « pas encore », comme si Dieu avait dû être apaisé en Jésus-Christ, et comme si par conséquent tout ce qui est décisif dans l’histoire de l’humanité s’était déjà produit, comme si la victoire sur les puissances qui s’opposent à Dieu était déjà acquise et simplement encore non dévoilée dans la splendeur de son universalité.
            La vie du Christ a même été donnée pour conclusion, pour fin où à tout le moins pour « fin anticipée » de l’histoire entre Dieu et l’homme. Dans cette, la perfection du Royaume de Dieu est déjà tout entière dans la justification de chaque pécheur, seulement sa manifestation universelle reste soustraite à toute influence humaine.
            Cependant des conceptions moins individualistes de l’histoire du salut se sont fait jour. Même dans le champ de l’héritage protestant, l’espoir d’un perfectionnement moral croissant de l’humanité a pu naître (piétisme, Lessing, Kant, A. Ritschl).
            Dans le christianisme non reformé, s’est assez souvent manifesté la tendance à remplacer le Royaume de Dieu par l’Église hiérarchique et sacramentelle (c’est particulièrement net dans l’Orthodoxie russe) ou encore à parler d’anticipation sacramentelle de la consommation finale.

5. Herméneutique

            De l’idée de l’histoire du salut, la théologie récente a tiré la conviction qu’il n’y aurait plus rien à attendre de neuf par-delà la manifestation de Dieu en Jésus-Christ. « Eschatologie » signifierait donc quelque chose de définitif et d’insurpassable dans les rapports entre Dieu et l’humanité. Pour l’idée que les croyants se font de l’avenir, cela implique que les éléments essentiels pour le salut sont déjà connus et, par suite, que l’eschatologie ne peut offrir aucune information sur l’avenir, au-delà de la vie du Christ,
mais, au fond qu’elle est (« uniquement ») la transposition de la christologie et de l’anthropologie sur le mode de ce qui est définitif et parfait (K. Rahner)

V. Questions actuelles
            L’eschatologie actuelle se sent mise en demeure par les non-chrétiens de rendre compte de l’espérance chrétienne et de répondre à l’accusation d’oublier le monde d’ici-bas. Des essais de réponse se font jour sous la forme de diverses propositions fondamentales

1. L’enthousiasme pour l’évolution.

            La discussion positive entre théologiens et scientifiques modernes a eu pour conséquence que certains théologiens ont voulu voir dans l’identification entre histoire du monde et histoire du salut une loi d’évolution  de l’histoire.
            Par suite on a admis qu’il y a progression qualitative également dans les modes de comportement éthique (et religieux) de l’humanité. Le progrès profane, les innovations techniques, la croissance économique, etc., ont été positivement appréciés comme des contributions à l’achèvement de la création de Dieu. Dans cette optique, le mal pouvait au pire freiner, mais non pas arrêter le processus d’humanisation croissante du monde des hommes. La confluence de toutes les réalités vers Dieu, y compris le dépassement des limites de la mort, viendraient espérait-on de « sauts qualitatifs » qu’on devine déjà après la vie du Christ. Cette position a été rejetée.



2. Théologie de l’avenir

            Poussés par le dynamisme utopique de certaines formes de marxisme, des théologies de l’espérance et de l’avenir (…) se sont tournées vers ce qu’il reste à accomplir des promesses de Dieu même après Jésus Christ et vers leur « confirmation » par l’homme. Le travail d’humanisation pour l’avenir de ce monde-ci est, sous le signe de l’unité de l’amour de Dieu et du prochain, considéré comme une tâche proprement religieuse, dans laquelle, par la libération progressive (émancipation) des hommes, se réalise une ouverture de foi et d’espérance pour l’avènement d’un autre avenir, l’avenir définitif, « absolu », qui est Dieu lui-même. Travailler pour l’avenir profane est donc la condition sine qua non de l’accomplissement ; le travail en est le point de départ, mais non la réalisation; l’accomplissement (l’entrée des hommes et de ce qu’ils font dans l’état définitif) reste soumis à la « réserve eschatologique » de Dieu.

3. Mises en garde apocalyptique

            Les expériences actuelles conduisent la théologie à se demander, si une issue favorable à l’histoire de l’humanité dans son ensemble est effectivement objet de la révélation de Dieu, ou bien si l’humanité n’est pas en mesure de contrecarrer de manière désastreuse les vues de Dieu sur la création de l’humanité. Dans la question de savoir ce qui est vraiment voulu par Dieu, l’eschatologie s’allie à la théologie de la création et tente, dans une actualité qui nous presse d’agir, d’établir les responsabilités pour l’avenir.

4. L’Espérance « chrétienne ».

            Le IIe concile du Vatican met en relation l’espérance suscitée par le message du salut du Christ avec « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps » (GS 1, 1). Le sujet de l’espérance chrétienne c’est l’Église, Peuple de Dieu en marche (LG 8, 48) qui, vivant de cette espérance, lance un défi au monde ; invitée à dire ce qui la justifie, elle rend compte (1 P 3, 15 ; LG 10). La mission prophétique du peuple de Dieu (LG 12) se concrétise dan le témoignage des «laïcs» qui doivent aussi « faire passer cette espérance dans les structures de la vie terrestre » (LG 35).

4.1. La « deuxième vertu théologale » : appropriation de l’adhésion de foi.

4.1.1. Patristique : avenir et éternité.
           
            Après que l’on a cessé de croire  à l’arrivée imminente ou extrêmement proche du règne de Dieu (synoptiques), on se posa la question de la relation à l’avenir, et par là de la dimension d’espérance de la foi. Le futur, terme du cheminement chrétien, c’est désormais le Ciel. (Rm 8, 12-25 ; He 6, 18-20 ; 11, 8-10.13). L’aspiration à expérimenter déjà ce futur dans l’histoire se traduit par le millénarisme (chiliasme : Ap 20, 3-6), une attente qui, du fait de l’ecclésiologie d’Augustin (De civ. Dei, XX 7), se réfugia dans des groupes marginaux et dans des sectes.
            Ce n’est qu’une fois devenu évêque, qu’Augustin semble avoir pensé au caractère  futuriste de l’espérance chrétienne (toujours référé à l’éternité), à son orientation vers la résurrection de la chair, à son ancrage ecclésio-sacramentel, et à la relation de tension entre le « déjà » et le « pas encore »
            La définition de la foi de He 11,1 oblige Augustin à se poser la question de l’identité et de la distinction entre la foi et l’espérance. L’élément commun, c’est l’absence de vision (Rm 8, 24) ; la différence, c’est que « l’espérance ne porte que sur un bien futur propre à celui dont il est dit qu’il les espère ». La tradition reprendra désormais le thème d’une espérance définie par trois composantes structurelles :
 1. salut ; 2. futur (les deux choses étant relatives à son objet) ; 3. propre à celui qui espère (sujet).


4.1.2. Problèmes scolastiques : espérance, certitude, mérites.
           
            Le problème qui naît ici devient celui de la scolastique, lorsque Pierre Lombard condense en une double définition les différents éléments de l’espérance et sa propre explication : « L’espérance […] est cette vertu grâce à laquelle on espère les biens spirituels et éternels. L’espérance est en effet l’attente certaine de la félicité à venir, une attente qui découle de la grâce devine et des mérites qui précèdent soit cette espérance soit la réalité espérée, c’est-à-dire la félicité éternelle » ; l’amour vient cependant avant, par nature, mais non chronologiquement (Sent., III 26, 1). Ce lien entre la certitude de l’espérance et le caractère humainement aléatoire des mérites attribués conduit à la tradition scolastique d’une certitude conditionnelle de l’espérance (mais non celle de son accomplissement).

4.1.3. Thomas d’Aquin: la vertu d’espérance dépasse et surmonte les espoirs humains.

            Thomas propose un fondement universel de ce caractère inconditionné. Y a-t-il correspondance entre l’espoir humain et l’espérance donnée par Dieu ou dépassement progressif de première par la seconde ? Nous nous appuyons sur cette seconde idée pour expliquer l’enchaînement de sa pensée.

4.1.3.1. L’espérance dans le système des passions

            Le traité sur les « passiones animae » (S.th., I-II, 22-48) a en particulier pour fonction  de découvrir les passions qu’il faut à tout prix accueillir en théologie (l’amour et l’espérance). En ce qui concerne l’espérance, la proximité structurelle des affects d’espérance (In Sent., III, d. 26, q. 1, a. 5) est un système élaboré surtout à partir d’une réflexion sur la relation au présent au présent et à l’avenir (S. th. I-II, 23, 4) lui permettent de définir quatre paramètres présents à tous les niveaux d’espérance (S.th. I-II, 40, 1) : Un bien, futur, « rude » (difficile d’accès), mais que l’on peut cependant atteindre, (par ses propres facultés).

4.1.3.2. La magnanimité, forme la plus haute de l’espérance humaine et de la confiance en soi.
           
            Thomas tente d’insérer dans la structure de la vertu chrétienne tout ce qu’il peut emprunter au modèle aristotélicien de la grandeur d’âme (S. th. II-II, 129) en la conciliant avec l’humilité (II-II, 129, 3, ad. 4 ; De malo, 6, 2) et en la démarquant de la démesure (II-II, 21, 1) aussi bien que du péché originel d’orgueil (II-II, 162 s), avec ses effets pervers (De malo, 8, 3 ad 1). La grandeur d’âme conduit immédiatement à l’espérance (comme passion : II-II, 129, 1 ad 2), forme supérieure d’une confiance en soi justifiée (II-II, 129, 6) ; elle est ouverte a la confiance envers Dieu et envers les amis (II-II, 129, 6, ad 1).
           
4.1.3.3. Philosophie négative de l’espérance.

            Les facultés humaines supérieures s’orientent vers des buts intramondains qui ne permettent pas l’accomplissement ultime de la vie (S.th., I-II, 2 s. ; C. gent., III, 25-48). Le « désir naturel » (de la vision divine) constitue l’intermédiaire entre les possibilités humaines et celles que nous ouvre Dieu. Lié à la nature de l’esprit, ce désir intervient à la façon d’une tension entre une ouverture illimitée et les limites des réponses possibles. Celui qui, comme Aristote maintient philosophiquement cette tension se trouve saisi d’une « effroyable angoisse » (C. gent., III, 48 ; III, 153 ; IV, 54).

4.1.3.4. Structure de la théologie de l’espérance

            Théologiquement, on peut comprendre le desiderium naturale comme « mouvement d’espérance » indéterminé (S.th., II-II, 17,2 ; cf. De spe, 2, ad 1), comme aspiration sans repos à un avenir infini (De spe 1, ad 6). Le trait spécifique de l’espérance est la beatitudo aeterna (S.th., II-II, 17, 2) rendue possible par l’aide de Dieu qui s’est fait « ami » au sens plein du terme (S.th., II-II, 17, 8, ad 2 ; cf. 23, 1) (S.th., II-II, 17, 2), de telle sorte que se vérifie en lui le sens le plus profond de l’adage aristotélicien : « Ce que nous vivons avec joie vient en même temps de nous car sa source est en nous » (Eth. Nic. III, 5 : 112b 27 s.). Ainsi la définition objective de l’espérance théologique a-t-elle une double structure : « On ne peut espérer moins que Dieu lui-même » (S.th., II-II, 17, 2), « le bien suprême […], à savoir, la vie éternelle, que l’on espère (S.h., II-II, 17, 2) et l’aide divine, dont on attend celle-ci » (De spe, 1).
                        -Thomas retraduit en terme personnel l’« attente certaine », élément de la définition de Pierre Lombard A, devant laquelle il avait éprouvé certaines difficultés (In Sent., III, d. 26, qu. 1a, A, arg. 1). Ainsi la venue de Dieu vers moi rend-elle possible mon mouvement vers lui.
                        - Les « mérites » qui, selon Pierre Lombard, étaient constitutifs de l’espérance, reposent sur la grâce et sur l’amour dont Dieu nous gratifie (cf. S. th. II-II, 17, 1, ad 2 ; De spe, 1, ad 27), mais ne fondent pas la certitude de l’espérance ; cette certitude, inconditionnée par référence à Dieu seul, s’appuie sur « sa toute-puissance et sa bonté » (cf. S.th. II-II, 18, 4, ad 2)
                        -La certitude de l’espérance suppose sans doute la certitude (intellectuelle)  de la foi, mais a cependant son caractère propre subordonné au désir (S.th., II-II, 18, 4), et elle est de ce fait assurance de réussite…
                        -La IIIa  Pars de la Somme théologique (cf. III, 1, 2 ; 25, 4 s c. ; 53, 1, ad 3), « ajoute » l’aspect christologique de l’espérance. Thomas l’accentue dans les commentaires des épîtres de Paul (cf. Rm 5, 1s ; 2Co 3,1 ; Ep 3,3 ; 1Th 1,1 ; 1 Tm 1,1 ; He 3, 1 ; 6,4) et le développe en parlant des trois dimensions temporelles des sacrements (S. th., I-II, 103,3 ; III, 60,3 ; 73,4).
                        -L’appropriation, radicalement centrée sur l’individu, de la certitude objectivante de la foi, ne permet de mettre en valeur l’aspect communautaire de l’espérance qu’à travers l’amour (S. th., II-II, 17,3 ; De spe,4). Les événements intramondains n’ont de fonction qu’instrumentale par rapport à l’accomplissement de l’espérance, car celui-ci surpasse l’attente de la personne et, par là, toute réalité d’ordre mondain (S.th., II-II, 17,2 ; De spe, 4). Ainsi la doctrine de l’espérance définie par la finalité de la vision divine ne reconnaît-elle plus à l’autonomie du monde la place que lui donnait la doctrine de la création.

4.2. Certitude subjective du salut.

4.2.1. Certitude protestante du salut et espérance

            L’époque moderne prend pour thème la certitude intérieure de l’individu, héritage du subjectivisme qui, à la fin du Moyen Age, a marqué la mystique et le nominalisme ; la question de Luther concernant le Dieu de grâce est typique de cette tendance.

4.2.1.1. L’espérance, élément constitutif de la foi.

            Tout comme les Pères et la scolastique (Thomas, S.th., II-II, 4,1 ; He 11,1), Luther développe dans son commentaire des Sentences (1509-1510) la relation « présent-avenir » à travers son analyse de la définition  de la foi en He 11,1 (cf. Schwartz 1962, 50-66). Dans la première leçon sur les psaumes (1513-1515 : op.cit., 154-158), il met l’accent sur le caractère significatif de la relation de la foi à l’avenir et, pour parler de la foi, de l’espérance et de la charité, il se refuse dans son exégèse de Rm 7, 18  a recourir a la notion aristotélicienne de vertu, cela afin de mettre correctement en valeur l’action de l’Esprit (1516 : WA 56, 353 s. ; Schwartz 242-244 ; chez Thomas, l’action que l’Esprit exerce dans ses dons surélevait la vertu infuse : S.th., I-II, 68). A partir d’une exégèse approfondie de Paul, Luther interprète désormais «He 11,1 en ce sens que la fides, en tant qu’adhaesio verbi dei et possession de la Parole, est en même temps possession des bona aeterna » (Schwartz, 311 s.). Ainsi, l’espérance devient-elle un moment de la foi dont elle fait ressortir le caractère paradoxal concernant l’avenir : tandis que « l’espérance de l’homme » s’oriente vers ce qui apparaît « facile à atteindre » (à la différence de Thomas) et n’anticipe l’avenir qu’en l’extrapolant à partir des débuts, « l’espérance du chrétien » va a l’encontre de « celle de l’homme » (Rm 4, 18) ; elle s’exprime logiquement de façon « négative » car elle est certitude que »personne ne peut empêcher Dieu » d’accomplir sa volonté de salut ; elle a cependant un contenu positif car, comme la foi, elle se trouve contestée de l’extérieur et de l’intérieur. En langage augustinien de l’espérance, on peut insister sur le paradoxe fondamental simul justus et peccator (en même temps justifié et pêcheur) : peccator in re, justus in spe (en réalité pécheur, justifié en espérance). Pour la discussion œcuménique, on trouvera une correspondance précieuse, sinon totale, entre la continuelle mise en relation du paradoxe de la certitude de la foi( et de l’espérance) avec le moi et la théologie de l’espérance de Thomas (Pfürtner 1961 ; Pesch 1967, 755 s.).

4.2.1.2. Melanchthon

            Dans son « apologie » (1531) Melanchthon, entrant dans la perspective catholique, cherche à préciser la façon dont la Reforme conçoit l’unité de la foi et de l’espérance et leur distinction. En se referant à He 11, 1, il affirme que la foi et l’espérance sont tournés vers ce qui est promis, que la foi saisit l’objet de la promesse dans le pardon actuel des péchés, tandis que l’espérance s’oriente avant tout vers l’accomplissement à venir. L’une et l’autre se caractérise par la « confiance en la promesse divine ».

4.2.2. L’espérance comme postulat de la raison chez Kant

« Que dois-je espérer ? » Telle est la troisième question que la raison soulève devant son tribunal (Critique de la raison pure). La façon philosophique dont Kant « rend compte de son espérance » (1 P 3, 15) exige une théologie en recherche d’une confirmation historique à partir de la nouvelle subjectivité (Schaeffler 1979, 13-22 ; 313-326). La réponse à la question de l’espérance vise à rendre possible l’action comme « espérance de l’homme en l’absolution de son péché » (La Religion dans les limites de la simple raison) ; cela permet de répondre à la mission de façonner l’histoire mondiale dans le sens d’une « unification civique parfaite de l’espèce humaine, ce qui suppose une […] justification par la nature- ou mieux par la providence » (Idée, 407-409). Seule l’espérance en la Providence peut permettre de trouver une troisième voie entre l’optimisme du progrès et le cri de l’agonie.

4.3. L’espérance entre l’individualisme et le collectivisme

            La théologie dialectique et la place faite à Bloch perpétuent la tension qu’engendra dans la théologie de l’espérance la double critique faite à Hegel : celle de la protestation de l’existant personnel contre le système (Kierkegaard) et celle de la préparation révolutionnaire d’un avenir matériel et social nouveau allant à l’encontre de l’auto-développement de l’esprit (Marx).

4.3.1. De l’existence à l’histoire

            Partant d’une orientation thomiste, J. Pieper saute de l’ « être pour la mort » de Heidegger (1949, 16-21) a une méditation hisotrico-apocalyptique pessimiste (1950) en englobant « tout ce qui, dans l’histoire terrestre, est bon, juste, vrai, beau, réussi et sain » (1967, 118)
            Prenant appui sur la subjectivité, G. Marcel cherche recours dans la communauté, dans un nous qui trouve dans un Toi absolu la possibilité de dépasser le Je : « J’espère en Toi pour nous » (1944, 81. Cf. 80-91 ; 1951, 80). Devant la provocation des marxistes tournés vers l’avenir, K. Rahner se lance vers une « religion de l’avenir absolu » (1965), fondée transcendentalement sur la nature de l’homme (1965, 78). Fondée sur la subjectivité transcendantale (1967, 573), son ouverture a la dimension d’exode du peuple de Dieu (1967, 573) n’est pas totalement convaincante. Pris au sens de Rahner, ce point de départ permet aux critiques (cf. Kerstiens 1969, 198 s) de conférer un caractère aussi bien neutre que positif à l’idée d’avenir humain profane, de relativiser toute absolutisation idéologique, d’affirmer l’apesanteur (sic) de l’histoire et de renoncer à fonder théologiquement les décisions historiques.
            La même critique vaut pour la tentative, d’estampille protestante, de R. Bultmann pour fonder « la liberté chrétienne face au monde ». Il faut de gager l’esperance du modèle mythique d’esperance juive, celui d’une histoire concrète du salut, et du modèle gnostique d’une libération cosmique, pour s’en tenir « au savoir de l’homme concernant l’insuffisance » de « l’ici et maintenant » et consentir à ce que l’histoire reste purement profane. La responsabilité historique naît de la « solitude d’une décision ».

4.3.2. De la promesse à la société.

4.3.2.1. La Théologie de l’espérance de Moltmann (1964, trad.fr. 1970) constitue un jalon dans l’histoire de la théologie : tout d’abord parce que cet auteur critique globalement les formes protestantes modernes antérieures de l’eschatologie, mais aussi du fait des critiques que son livre a suscitées, du côté catholique comme du côté protestant (…).
            Les catholiques surtout l’héritage protestant qui fonde extra Jesum, dans la fidélité créatrice de Dieu, l’identité du Jésus crucifié et du Jésus vivant (…). Chez Moltmann, la différence et l’identité du crucifié et du ressuscité sont au centre d’un Évangile conçu comme promesse du futur, ceci à l’encontre de la « présentification de l’eschatologie » de Bultmann (Moltmann 1970, 149-177). En misant « sur l’avenir de Jésus Christ » (op.cit., 92), celui qui espère s’identifie à cet avenir et il s’en différencie comme non encore manifesté (op.cit., 96). Ainsi, n’est-ce ni par appel métaphysique à la personne (op.cit., 359), ni par le retrait dans la subjectivité (vide) (op.cit., 362-363) qu’il sauve son identité au milieu de la pluralité des rôles de la société moderne, mais par l’acceptation de la vocation comme « extériorisation en ce monde en ce monde » (op.cit., 364)
            Ce cadre de pensée entre en interaction avec une herméneutique politique. L’ « extériorisation » comme expérience pratique que « toutes choses sont dans l’abandon de Dieu » (op.cit., 239) « conduit à percevoir et à accepter » la différence entre la croix et la résurrection » (op.cit., 175).
            Inversement, « la croix permet de reconnaître que le Royaume de Dieu, ou toutes choses seront rétablies dans le droit, dans la vie et dans la paix, est véritablement en suspens » (op.cit., 239) ; ce qui revient à reconnaître pratiquement la « mission du temps présent » (op.cit., 196) en acceptant de s’identifier à l’ « envoi de Jésus », expérience qui fut celle des apôtres lors de la résurrection (op.cit., 216), autrement de s’identifier à l’ « avenir de Jésus Christ » lui-même (op.cit., 92). Cette interaction herméneutique acquiert sa perspective directrice grâce au « retour à l’histoire de la promesse de l’Ancien Testament » (op.cit. 241).

4.3.2.2. La Théologie politique comme chemin d’accès a une théologie catholique de l’espérance.
                        J.-B. Metz transforme les thèses protestantes de la secularisation, qui fondent la liberté des justifiés face au « primus usus legis » (du premier usage [objectif et linguistique] de la loi) dans sa fonction de conservation du monde (F. Gogarten, cf. Schaeffler 1979, 49-70), en une libération de ce monde, fondée sur une théologie de la création et de l’incarnation, et en solidarité avec lui (cf. Schaeffler 1979, 74-78). Le tournant du à Ernst Bloch et à la théologie de protestante permet d’éviter le danger d’un optimisme mondain non critique (op.cit., 79 s). A partir de cette perspective, la  « réserve eschatologique » (Metz 1971, 133) surplombe tout ce qui est acquis et tout ce pour quoi on lutte. Il est du ressort de l’Église, « en tant qu’institution  de libre critique » (op.cit., 153), de libérer l’avenir de l’espérance-en mémoire de la passion du Christ (in memoria passionis Christi) et de l’histoire passée des souffrances. C’est là  un « souvenir dangereux », car cela introduit une critique radicale de toute l’intelligence technologique planificatrice de l’avenir et d’une idéologie émancipatrice du progrès (cf. J.-B. Metz, La Foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie pratique fondamentale, Paris, Cerf, 1979).

4.3.2.3. Espérance et Église

            En dépit de la façon dont il atténue et altère structurellement la théologie de la l’espérance de J.-B. Metz, le texte synodal de l’Église allemande (…) lui confère une forme claire et solennelle. Partant des expériences contradictoires qui s’expriment dans des angoisses et dans leur refoulement, on peut faire l’expérience de l’espérance comme d’un accomplissement d’un désir d’un sens surpassant la satisfaction de tous les besoins, comme de quelque chose qui est « entremêlé a ces images » du futur qui ont animé et qui animent les histoires sociales et politiques de liberté et de libération ». Ce n’est cependant pas en se construisant soi-même une utopie, mais en croyant au pardon que Dieu accorde à une faute reconnue et avouée dans le contexte d’un réseau de culpabilité structurelle qu’il est possible « de référer notre vie devenue coupable à un avenir supérieur de sainteté » Seule une Église s’avouant « Église pécheresse » et prête  à un « examen de conscience décidé » peut constituer une « communauté d’espérance » commençant à réaliser (sacramentellement) la création nouvelle ».

4.3.2.4. Résurrection et Monde 
           
            Selon la perspective ouverte à partir des années trente par le paléontologue Teilhard de Chardin, la façon qu’a l’Eglise de se comprendre met de plus en plus en jeu l’avenir du monde (1959). Le « moment critique » présent exige une action qui garantisse l’avenir du monde, de la survie et de la santé de l’homme et suppose un accord mondial qui ne doit pas détruire la personnalité, mais l’accomplir (« socialisation personnalisante »). Cet accord exige une force d’attraction interhumaine ne pouvant provenir que d’un centre d’amour se manifestant à la fois au sommet et au cœur du monde unifié.
            Dans son langage imprégné des sciences de la nature, Teilhard nomme « hypothèse » ce centre, Dieu. Dans la tradition de philosophie moderne (…) on peut attribuer un caractère de postulat à ce présupposé fondateur  d’un agir orienté vers l’avenir (Engelhardt 1971, 172-175). Pour le croyant, ce postulat est identique au Christ ressuscité, plérome du monde. Teilhard montre comment on peut intégrer « catholiquement » le postulat kantien.

            PAULUS ENGELHARDT, « Espérance » dans Nouveau Dictionnaire de Théologie, Cerf, Paris, 1996, pp. 275-280 




INTRODUCTION 

REMARQUES PRELI MINAIRES : Eschatologie et Eschatologie chrétienne

1. L’Eschatologie.

            L’eschatologie en tant que discours sur l’ultime et/ou éternel, n’est pas spécifique aux chrétiens ou plus tard au christianisme.  Dans son champ étymologique[4], il dérive de eschaton, qui désigne proprement ce qui arrive à la fin des temps, et  de eschata qui signifie « les choses dernières ». Ainsi, l’eschatologie est, littéralement, la doctrine théologique des « fins dernières », cette dernière expression désignant les différents aspects ou états du destin définitif tant de l’individu humain que de l’ensemble de l’humanité : mort, jugement particulier, purgatoire, ciel, enfer, résurrection de la chair, jugement dernier, etc.
Mais puisqu’avec Jésus-Christ le « temps de la fin » est déjà commencé, la foi considère que, par lui, l’humanité est déjà entrée dans « l’ère eschatologique ». Il en résulte qu’à strictement parler, « l’eschatologie » ne peut donc pas être considérée comme ne concernant que la « fin » (de tel homme ou du monde). Et, puisqu’elle adopte résolument ce point de vue, la réflexion théologique actuelle se voit invité à un renouvellement des concepts usuelles concernant le rapport entre la condition historique des hommes et le destin définitif que leur annonce la foi. Ce sont désormais tous les secteurs de la théologie et de l’anthropologie chrétiennes qui se trouvent appelées à faire place à la considération de l’avenir, de l’espérance et de la « réserve » eschatologique. Il en résulte évidemment, par contre-coup, de profondes modifications dans la conception générale et l’agencement particulier du traditionnel « traité des Fins Dernières ». Et, dans cet ordre d’idées, il est à noter que « la théologie termine son exposé du dogme par la doctrine des « fins dernières », après : 1/ Symboles et Professions de Foi ; 2/ La connaissance Religieuse et la Révélation ; 3/ La Tradition et l’Ecriture ; 4/ Le Mystère du Dieu Trinité ; 5/ La Création ; 6/ Justice et Péché Originel ; 7/ Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur ; 8/ Marie ; 9/ L’Eglise ; 10/ La Grâce ; 11/ Les Sacrements ; et enfin 12/ Les Fins Dernières de l’Homme.

            En considérant cet ensemble de la doctrine théologique, il ne suffit pas de remarquer la position de l’Eschatologie dans l’ensemble, mais il faut aussi et surtout remarquer que ce sont les « Fins Dernières » de l’Homme. Et la proposition qui est le point de départ dogmatique est que « Issu de Dieu, l’homme retourne à Dieu » Delà, il découle que : « au jugement dernier, le Christ se manifestera à jamais comme le Chef de l’Eglise, comme le Sauveur vainqueur de la mort et de l’enfer, et il remettra son Royaume à son Père ». Cependant, dans l’élaboration de la doctrine sur les fins dernières de l’homme, il est à noter que « la place du Christ et de l’Eglise dans l’eschatologie n’ont pas été mises en valeur à toutes les époques et dans toutes les définitions. Le magistère est presque toujours intervenu contre les hérésies qui, la plupart du temps, concernaient le sort de chaque homme en particulier. C’est pour cela qu’il n’y eut aucune construction dogmatique organisée à partir d’un principe. Dans ses conflits avec les hérésies portant sur les fins dernières, l’Eglise eut à insister surtout sur trois vérités fondamentales :

  • La nature de la vision immédiate de Dieu dans l’au-delà, qui se distingue essentiellement de toutes les sortes de connaissance médiates de Dieu que nous avons ici-bas.

  • La dignité du corps humain, et avec lui, de toute la création matérielle, revendiquée contre le dualisme sous toutes ses formes, pour qui la matière, provenant du principe du mal, est de ce fait inapte à toute rédemption et à toute vie surnaturelle. Tout au long de l’Antiquité et du Moyen Age, l’Eglise a du soutenir ce combat pour la dignité du corps humain. Ainsi demeuraient fermes les réalités fondamentales d’une anthropologie véritable.

  • L’acquittement des peines du péché dans l’au-delà, au purgatoire, doctrine qu’il fallut défendre surtout contre l’Orient et la Reforme.

2. Qu’est-ce que l’Eschatologie « chrétienne » ?[5]

            Deux aspects inséparables sont à prendre en considération lorsqu’on parle d’eschatologie du point de vue chrétien.

            D’une part, la révélation intégrale de Dieu qui s’est effectuée en Jésus, l’apparition de Dieu dans le monde qui constitue l’événement décisif qui imprime à l’histoire son orientation définitive ; avec le Christ a fait irruption dans le monde « ce qui est ultime », ou peut-être mieux encore : il est lui-même « l’ultime ».
            D’autre part, et toujours en relation avec ce premier aspect, il faut considérer le contenu concret de l’espérance chrétienne, non seulement comme « ce qui est ultime », mais aussi bien comme « les choses ultimes », ce que l’homme espère soit à la fin  de l’histoire (eschatologie collective ou finale), soit au terme de sa vie mortelle (eschatologie personnelle ou « intermédiaire »).
            Ce second point de vue, également, doit avoir à faire directement avec le Christ. En effet, l’espérance chrétienne ne peut avoir d’autre objet ultime que Dieu lui-même, qui se manifeste à nous dans le Christ. L’eschatologie chrétienne ne nous parle pas, par conséquent, d’un futur intramondain surpassable en principe par quelque autre événement, mais bien d’un futur absolu qui est Dieu lui-même. Jésus, en tant qu’événement eschatologique, nous ouvre le sens des choses ultimes du monde et de l’homme. Ce qui s’est produit en lui, encore que de façon voilée, ce qui depuis sa résurrection est réalité en lui qui est la tête, attend la manifestation intégrale en tout son corps.

            L’orientation christologique de l’eschatologie chrétienne détermine ses caractéristiques fondamentales.
           
-D’abord, nous ne pouvons pas prétendre à une « description » du monde futur. Jésus nous manifeste le Père, que personne n’a vu (Jn 1,18). La révélation de Dieu dans sa plénitude, non seulement est beaucoup plus que ce que l’œil a vu et l’oreille entendu, mais elle va bien au-delà de ce que notre esprit peut imaginer (1 Co 2,9). L’intention même de décrire ce que nous espérons serait par conséquent destructrice de l’espérance chrétienne elle-même ; cela voudrait dire réduire à notre perspective mondaine ce qui par définition la surpasse.
           
-L’eschatologie chrétienne est, en second lieu, un message de salut. Elle nous annonce la réalisation intégrale du salut en Jésus. Si l’événement tout entier de Jésus apporte le salut, il ne peut qu’être sa manifestation définitive. Il est vrai que la foi chrétienne affirme avec le plus grand sérieux la possibilité de condamnation de l’homme, de son refus de la grâce qui s’offre à chacun (parce que c’est seulement ainsi que s’affirme sa liberté authentique et, partant, le caractère vraiment  humain de l’adhésion à Dieu et à son  invitation  à la communion amoureuse) ; mais il est tout aussi évident que ceci ne peut pas constituer le centre de son message. L’eschatologie chrétienne est un aspect de l’annonce du salut, c’est un « évangile » dans le sens le plus pur du terme. C’est ainsi que l’ont comprise les premiers chrétiens, qui désiraient ardemment la pleine manifestation de Jésus dans la gloire.

-Enfin, l’eschatologie chrétienne est conscience de devoir affirmer tout aussi bien la réalité déjà présente de « ce qui est ultime » que le futur des « choses ultimes ».
           
            D’une part, Jésus est déjà venu, est mort et est ressuscité, mais d’autre part nous ne participons pas encore pleinement à sa gloire. La souveraineté du Christ sur toutes choses est réelle depuis sa résurrection, mais elle ne s’est pas encore pleinement manifestée. Jésus a déjà vaincu le péché et la mort, mais nous expérimentons encore son poids. C’est la le paradoxe du présent et du futur, de la continuité et de la rupture entre notre monde et les cieux nouveaux et la terre nouvelle. Le futur absolu se trouve réellement anticipé en Jésus (autrement, nous ne pourrions absolument rien dire de lui), il est déjà pertinent  pour nous, et tout à la fois  il continue d’être la nouveauté radicale qui va même au-delà de nos désirs. Chez la grande majorité des écrivains néo-testamentaires, nous trouvons cette tension entre le présent et le futur qui, naturellement, admet diverses mises en relief de l’un et de l’autre aspect. Nous adoptons comme règle herméneutique, le principe qui consiste à affirmer à la fois les deux extrêmes sans opposer l’un à l’autre. La réalité du salut  de Jésus ne peut être minimisée ; le baptême signifie une participation à sa mort et à sa résurrection.  D’autre part, la pleine participation à sa gloire présuppose également la participation à sa mort, non seulement sacramentellement anticipée. Tout ce que nous sommes et ce qu’est le monde qui nous entoure doit être soumis au jugement de la croix du Christ.

            Les contenus concrets de l’eschatologie chrétienne (que nous ne pouvons présenter en détail) porte le sceau de Jésus, montrant qu’ils sont le développement de l’événement eschatologique qui s’est produit avec sa présence dans le monde. Dans le Credo de Nicée-Constantinople, on proclame la foi en la venue glorieuse du Christ pour juger les vivants et les morts et on ajoute que son règne n’aura pas de fin. La manifestation glorieuse de Jésus a été l’objet de l’espérance des premiers chrétiens. Si, dans sa résurrection, Jésus a été intronisé comme Seigneur, cette domination doit se manifester pleinement. La parousie du Seigneur est, par conséquent, la conséquence de sa résurrection, la pleine réalisation du salut dont le fondement est la victoire que Jésus a obtenue. Paul a exprimé le contenu théologique de cet événement dans 1 Co 15, 23-28 : le Christ n’est autre que les prémices de la résurrection à laquelle succédera, à son tour, la résurrection de tous.
            La venue ou parousie du Christ signifie « la fin », et avec elle la destruction de toutes les puissances ennemies de Dieu et de l’homme, y compris la mort, considérée ici sans doute dans sa relation intime avec le péché (1 Co 15, 54-56). Dans cet instant final, tout est soumis au Christ, sa souveraineté sur le monde se fait réalité. Alors Jésus remet le royaume au Père, par l’initiative duquel s’est réalisée toute l’histoire du salut qui se termine à ce moment-là. La référence de Jésus au Père, constante à tous les moments de sa vie, trouve ici aussi son expression. Avec sa domination entière sur toute la création, Dieu sera « tout en toutes choses ».

            La pleine manifestation de la souveraineté de Dieu signifie le salut intégral de l’homme. Dans le passage que nous venons de citer et en d’autres endroits (Ph 3, 21 ; 1Th 4, 14-18), se manifeste la connexion entre la parousie et la résurrection. Cette dernière, comme plénitude de l’homme, se présente comme directement reliée à l’apparition de Jésus dans sa gloire. La domination du Christ sur toute chose signifie notre salut intégral. La résurrection équivaut, par conséquent, à la plénitude de l’homme en toutes ses dimensions, personnelles, sociales et cosmiques. La configuration au Christ ressuscité est l’unique vocation définitive de l’homme. Ce sont les prémices à partir desquelles se fait réelle la résurrection de tous ceux qui sont du Christ (1 Co 15,20-23) ; le Christ est aussi le premier-né d’entre les morts (Col 1, 18), et par conséquent, «  de même que nous avons été à l’image de l’homme terrestre, nous serons aussi à l’image céleste » (1 Co 15, 49).

            La résurrection au dernier jour signifie également la plénitude du corps du Christ, de l’Église céleste. On ne peut oublier, en parlant d’eschatologie la dimension sociale de la vie chrétienne qui, en d’autres sphères théologiques, prend tellement de relief. Le chapitre VII de la constitution LG du concile Vatican II est suffisamment clair là-dessus.
            La parfaite configuration au Christ ressuscité et la participation  à sa vie constituent  précisément « la vie éternelle », « le ciel ». Le salut de l’homme ne peut être autre chose que Dieu lui-même, puisque depuis l’instant de la création nous avons été faits pour lui. En lui seul, le cœur humain peut trouver repos (saint Augustin, Confessions, 1,1). Pour lui, la tradition de l’Église, avec un évident fondement biblique (1 Co 13, 12 ; 1 Jn 3,2) a parlé de la vision de Dieu, intuitive et « face à face », comme du contenu fondamental de la récompense des justes. Vision qu’il faut entendre non seulement dans le sens simplement intellectuel, mais dans celui d’une communion pleine d’amour avec le Dieu un et trine dans la réalisation totale de notre filiation divine. La condition de l’homme sauvé est, en nombreux autres passages du Nouveau Testament, d’ « être avec le Christ » (Lc 23, 43 ; 1 Th 1, 17 ; Ph 1, 2 ; Jn 17, 24 ; etc.). Avec l’insertion dans le corps glorieux du Seigneur nous atteindrons à la plénitude de la vie.
            Jésus en tant que présence définitive du salut, et en ce sens événement eschatologique, nous ouvre à l’espérance des choses ultimes ; et ces dernières, en définitive, se concentrent aussi en celui par qui nous avons accès au Père par l’Esprit. En effet, il n’y aurait aucun sens à ce que celui qui devait venir nous renvoie à quelqu’un ou  quelque chose d’autre que lui-même.




CHAPITRE I 

LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE 

1. L’Homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu
[Gn 1, 26-27↔ Gn 2,7]

1.1.  La Compréhension

Pour comprendre la condition de « l’homme à l’image de Dieu », en Eschatologie, il importe de se situer dans une tension herméneutique des deux récits de la création.
           
Dans les récits bibliques de la création, l’homme occupe la place centrale parmi les préoccupations des auteurs sacrés (…), car il est une créature particulière. Il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.
            Mais deux questions fondamentales vont occuper la théologie chrétienne sur l’homme: a) sa constitution interne et b) sa condition d’image de Dieu. Et ces deux questions ont toujours été en arrière-fond de la préoccupation chrétienne sur l’homme car l’être humain est le destinataire de la révélation et du salut apportés par Jésus.

            Dans Gn 1, 26-27, Dieu dit: Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance  (…). Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Et dans le deuxième récit de la création (Gn 2,7), l’auteur sacré atteste que Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devient un être vivant.
            Cette mention de Dieu qui modela et insuffla porte à s’interroger sur la condition de possibilité de la spiritualité humaine face à une conception philosophique métaphysique  de l’homme  composé d’âme et de corps où l’âme est présentée comme principe spirituel d’activité et le corps, principe matériel. Face à une telle conception, il est affirmé dans un texte anonyme Sur la résurrection [que beaucoup attribuent à Justin] que ni le corps ni l’âme ne constituent par eux-mêmes l’homme, mais ils sont corps et âme de l’homme.
            Celui-ci est seulement le composé, car Dieu a appelé à la vie et à la résurrection non la partie mais le tout. Et c’est cette notion de l’unité de l’homme composé d’une âme et d’un corps, que reprend le kérygme chrétien de la résurrection de l’homme à l’image de celle du Christ.

            Mais de quel homme s’agit-il?

Les textes de Gn1, 26 et de Gn 2, 7 s’illuminent mutuellement. L’homme créé à l’image de Dieu est l’homme corporel. Et il est à noter que la définition de l’homme comme animal rationnel ne suffit pas, car elle ne le distingue pas suffisamment des animaux. D’après Tatien (disciple de Justin), l’homme est seul l’image et la ressemblance de Dieu. Et j’appelle homme, dit-il, non celui qui se conduit comme les animaux, mais celui qui s’est éloigné bien loin de l’humanité pour se rapprocher de Dieu même. L’âme est le lieu du corps, et le corps le contenant de l’âme. Q’un tel composé soit comme un temple, Dieu veut y habiter par le moyen, de l’esprit supérieur; mais quand cet assemblage n’est point tel, l’homme ne l’emporte sur la bête que par la parole articulée; pour le reste il mène meme vie, n’étant pas la ressemblance de Dieu. Ainsi, si d’une part, l’homme est un être matériel, il est d’autre part supérieur à la matière, non seulement par son âme, mais aussi et surtout par l’image et la ressemblance de Dieu. La capacité de posséder l’Esprit  est l’aspect décisif de l’être de l’homme, même si l’Esprit ne fait pas partie de la structure anthropologique.

            Pour Irénée de Lyon qui suit une inspiration paulinienne, est très importante la notion de  l’Esprit donné à l’être humain, de l’Esprit qui seul peut porter l’homme à la perfection.
            Selon ce Père de l’Eglise, trois choses (…) contituent l’homme parfait: la chair, l’âme et l’Esprit. L’une d’elle sauve et forme, à savoir l’Esprit; une autre est sauvée et formée, à savoir la chair; une autre enfin se trouve entre celles-ci, à savoir l’âme qui tantôt suit l’Esprit et prend son envol grâce à lui, tantôt se laisse persuader par la chair et tombe dans les convoitises terrestres (…).
            L’Evêque de Lyon voit l’homme immergé dans le dessein salvifique de Dieu et le définit à partir de ce  dessein. Ce que Dieu veut pour lui, la perfection de l’image et de la ressemblance est ce qui détermine le plus profondément son être.  Pour cela, l’homme ne peut atteindre sa propre perfection s’il n’est pas avec la force de Dieu, avec l’Esprit Saint.

            En substance, il est à noter que:

Chez Clément de Rome et dans le Traité Sur la résurrection (attribué à Justin), l’idée de la création unique, c’est-à-dire l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26ss),  est l’homme modelé (Gn 2,7).
Irénée suivra et développera cette conception lui donnant un fort sens christologique, car le modèle selon lequel l’homme a été modelé est Jésus. Il est la parfaite image du Père ( 2 Co 4,4; Col 1, 15), image à partir de laquelle l’homme a été créé. C’est la raison pour laquelle, être homme, c’est être image de Jésus, l’homme véritable (p. 98).
Néanmoins, l’homme a reçu la dignité de l’image dans sa première création, mais (…) la perfection de la ressemblance lui est réservée (…). En d’autres termes les hommes sont images par grâce depuis l’origine, alors que le Christ l’est par nature, c’est-à-dire: la réalisation de l’homme est faite à l’image de Dieu. Elle n’est pas l’image de Dieu, parce que l’image de Dieu est le premier-né de toute la création mais “à l’image”, c’est-à-dire qu’elle a les caractéristiques de l’image et de la ressemblance. L’homme étant image divine, il doit posséder et pratiquer les vertus sans quoi il ne peut être un vrai reflet de la beauté de Dieu (p.105-107).

1.2. L’Extension

            Dans le chapitre 2 de la Genèse, l’expression “à l’image de Dieu” ne concerne pas seulement l’histoire d’un homme mais celle de l’humanité entière.

1.2.1. L’homme et son créateur.

            L’homme n’est ni un dieu déchu ni une parcelle d’esprit tombée du ciel dans un corps: il est une créature libre, en relation constante et essentielle avec Dieu. C’est ce qu’indique son origine. Il apparait avec ses trois relations essentielles, à savoir la relation avec Dieu, la relation avec la terre et la relation avec ses frères. Issu de la terre, il ne s’y limite pas; il devient alors âme vivante, c’est-à-dire à la fois un être personnel et un être dépendant de Dieu. La “religion” ne vient pas compléter chez lui une nature humaine, déjà consistante, elle est integrée dès l’origine à sa structure même. Parler de l’homme sans le mettre en relation avec Dieu serait un non-sens.
1.2.2. L’homme devant l’univers.

            Dieu place l’homme dans une créature belle et bonne (Gn 2,9) pour la cultiver et la garder comme son intendant (…) et Dieu signifie par là que la nature ne doit pas être divinisée mais dominée. Le devoir du travail de la terre ne prend pas la succession du devoir d’obéissance à Dieu, il s’y réfère sans cesse.


1.2.3. L’homme en société.

            L’homme est un être social par sa nature même et non en vertu d’un commandement qui lui demeurerait extrinsèque. La différence fondamentale des sexes est à la fois le type et la source de la vie en société, fondée non sur la force mais sur l’amour.

En guise de conclusion, il est à retenir que l’homme créé à l’image de Dieu peut entrer en dialogue avec lui; il n’est pas Dieu, il vit en dépendance de Dieu, en une relation analogue à celle qu’un fils “a” vis-à-vis de son père (Gn 5,3), avec cette différence que l’image ne peut subsister indépendamment de celui qu’elle doit exprimer.

Ainsi, l’homme exerce son rôle d’image en deux activités majeures: a) Image de “paternité divine”: il doit se multiplier pour remplir la terre; b) Image de la “Seigneurie divine”: il doit soumettre la terre à sa domination. L’homme est le seigneur de la terre, il est présence de Dieu sur terre.

1.2.4. L’homme nouveau

            C’est d’abord le Christ en personne (Ep 2,15), mais aussi tout croyant dans le Seigneur Jésus. Son existence n’est plus asservie à la chair, elle est victoire continuelle de l’esprit sur la chair (Ga 5, 16-25 ; Rm 8, 5-13). Uni à Celui qui prit un « corps de chair » (Col 1,22), le corps du chrétien participant dans le baptême à la mort du Christ (Rm 6,5s), est mort au péché (Rm 8,10), son corps de misère de viendra un corps de gloire (Ph 3,21), un « corps spirituel » (1 Co 15,44). Son entendement est renouvelé, métamorphosé (Rm 12,2 ; Ep 4,23) ; il sait juger (Rm 14, 5) à la lumière de l’Esprit dont il exprime rationnellement les expériences : n’a-t-il pas l’entendement même du Christ (1 Co 2,16) ? Si l’homme n’est plus un simple mortel parce que la foi a déposé dans son cœur un germe d’immortalité, il doit cependant mourir sans cesse au « vieil homme », en union avec Jésus-Christ mort une fois pour toute ; sa vie est nouvelle. Ainsi « nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir le gloire du Seigneur, nous sommes transformes en cette image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3,18). L’homme nouveau doit sans cesse progresser en se laissant envahir par l’image unique qu’est le Christ : à travers l’image défigurée du vieil homme se manifeste toujours mieux l’image glorieuse de l’homme nouveau, Jésus-Christ notre Seigneur ; et par là l’homme « se renouvelle à l’image de son Créateur » (Col 3,9s).

2. L’Anthropologie et l’Eschatologie dans Concile Vatican II

Entre le Concile de Trente et celui de Vatican II il ne se rencontre pas d’interventions pontificales concernant l’eschatologie. La théologie des temps modernes a beaucoup insisté sur l’immortalité de l’âme, aux dépens de la perspective de la résurrection.
De son coté, la pastorale entretenait, avec la prédication des « grandes vérités », la préoccupation de la sanction morale.
Mais le renouveau biblique et la redécouverte de la théologie de l’histoire au XXe
siècle ramenèrent l’attention sur l’immanence de la perspective eschatologique à la totalité du message chrétien. En même temps un sens renouvelé des réalités terrestres posait la question de leur reprise dans le monde de la résurrection. Il y en effet une corrélation entre l’affirmation selon laquelle le Royaume se construit en ce monde et dans notre histoire à travers l’activité libérée et sanctifiée des hommes et celle qui voit les valeurs du travail humain comme celles de la « charité » dans le monde eschatologique.
Prenant acte de ces changements de perspective, le dernier concile a tenu à consacrer un chapitre de Lumen Gentium à la doctrine eschatologique et à y revenir dans la constitution pastorale Gaudium et Spes

2.1.  LUMEN GENTIUM

A part quelques allusions dispersées (L.G. 2, sur la consommation de l’Eglise dans le Paradis à la fin des temps ; L.G. 9, sur la terre promise vers laquelle pérégrine l’Eglise), l’Eschatologie de L.G. s’exprime dans le chapitre VII : « Le caractère eschatologique de l’Eglise pérégrinante et son union avec le Christ ».L’eschatologie y est exposé dans une perspective ecclésiologique. Le concile contemple l’ensemble de l’œuvre salvifique de Jésus et le chemin historique de l’Eglise vers sa consommation finale. Dans ce contexte, il étudie aussi le sort de chacun des hommes. Le chapitre traite en premier lieu du caractere eschatologique de notre vocation dans l’Eglise. Celle-ci atteindra sa plenitude au moment de la restauration universelle (Ac 3,21) « quand, avec le genre humain, le monde, le monde entier, qui est intimement uni à l’homme et parvient par lui à sa fin, sera lui aussi renouvelée completement dans le Christ » (no 48) Pendant que nous sommes encore en chemin, l’Eglise elle-même porte l’image du monde qui passe, même s’il met en relief qu’en Jésus-Christ la restauration que nous attendons a déjà commencé. La même Eglise atteindra sa plénitude lors de l’ultime venue du Christ. Entre-temps, l’attitude du chrétien est celle de la vigilance, car il ne sait ni le jour ni l’heure où le Seigneur viendra. La fin du no  48 résume les contenus de l’espérance eschatologique. Avant tout, avec la mort, se termine l’unique cours de notre vie terrestre. Sont donc exclues l’idée de réincarnation et n’importe quelle autre conception qui priverait notre vie terrestre de son caractère définitif et eschatologique. Les possibilités du salut et de la condamnation s’ouvrent devant chacun de nous.
La résurrection finale, pour la vie ou pour la condamnation, et la parousie sont aussi rappelées dans ce contexte. Quant au no 49, il se réfère à la communion de l’Eglise céleste avec l’Eglise pérégrinante.
La parousie du Seigneur et sa domination salvifique sur toute chose est ici l’horizon ultime de notre espérance. Mais en même temps est souligne la vision de Dieu dont jouissent les saints. Il est remarquable que les sujets de la vision béatifique immédiate sont les « disciples » du Christ et non seulement leurs « âmes », ce qui marque ici une distance discrète par rapport au thème classique de l « immortalité de l’âme ». L’enseignement traditionnel sur le purgatoire est aussi rappelé avec sobriété : la purification nécessaire pour voir Dieu.  Quoi qu’il en soit de la diversité des états et des situations dans lesquelles se trouvent les fidèles, la communion entre eux ne s’interrompt pas. Pour cela les bienheureux unis plus intimement au Christ, intercèdent pour nous devant le Seigneur. Mais l’Eglise pérégrinante est aussi en relation avec l’Eglise céleste (no 50). Dans ce contexte où  il s’agit de la communion de tous les membres du corps du Christ, on rappelle la doctrine du suffrage pour les défunts. Notre union à l’Eglise céleste se réalise surtout dans la liturgie.
Le chapitre eschatologique de L.G. se caractérise par l’usage du langage biblique (citations et allusions à des passages néotestamentaires). Le cadre de la doctrine sur l’Eglise dans lequel s’insère le chapitre favorise la perspective universelle de l’eschatologie où la position centrale du Christ est très visible. En ce sens, la tendance des documents magistériels du Moyen Age et de Trente qui, en raison des circonstances historiques concrètes, se sont référés de façon primordiale aux questions de l’eschatologie individuelle se trouve sensiblement modifiée.

2.2. GAUDIUM ET SPES

Dans ce document, les principales affirmations du concile sur l’homme se trouvent dans le premier chapitre. La première originalité  de ce document, face aux différentes visions visions de l’homme présentes dans notre monde, est d’affirmer comme caractéristique de la conception chrétienne de l’être humain sa condition d’image Dieu (G.S. 12). Le concile voit l’image de Dieu dans l’homme en trois traits fondamentaux : (1)-La capacité de connaître et d’aimer son Créateur ; (2)-La domination sur les autres créatures terrestres ; et (3)-sa condition sociale, même si ce dernier aspect n’est pas mis directement en lien avec l’image de Dieu.
Le texte recueille également la doctrine traditionnelle sur la constitution de l’homme dans l’unité du corps et de l’âme (G.S. 14). Il met en relief la dignité du corps, sa bonté et son destin ultime dans la résurrection finale. Par le corps, l’homme fait partie de l’univers matériel, qui à son tour atteint en l’homme son plus haut sommet. D’autre part, en vertu de son âme immortelle, l’homme est supérieur à cet univers. L’unité dans la distinction de l’âme et du corps et la prééminence sur l’univers sont deux caractéristiques de l’été humain particulièrement mises en valeur. Les divers aspects de la dignité de l’homme sont l’intelligence (G.S.15), par laquelle il participe à l’intelligence à la lumière de l’intelligence divine ; la dignité de la conscience morale (G.S.16), qui est la loi de Dieu écrite dans le cœur et la voix divine qui résonne au plus intime de l’être humain ; et enfin la grandeur de la liberté, « signe privilégié de l’image divine dans l’homme » (G.S.17). La même dignité humaine qui requiert que l’homme agisse selon sa conscience et son libre choix et non par pressions internes ou externes. Le point le plus décisif de l’enseignement conciliaire sur l’être humain est peut-être la relation explicitement établie entre le mystère du Christ et le mystère de l’homme (G.S.22).
Somme toute, il se dégage deux enseignements : Le premier est que l’homme est toujours envisagé dans le cadre du dessein de Dieu sur lui. Ce dessein est créateur ; il est aussi sauveur. C’est-à-dire que, chrétiennement parlant, il n’est pas possible de rendre compte de l’homme en le considérant isolement en lui-même. Son existence ne prend sens qu’en fonction d’une origine et d’une vocation : son origine créée et sa vocation à participer à la vie divine. C’est ce que veut dire le thème biblique, traité sous des facettes multiples depuis les Pères de l’Eglise jusqu’aux théologiens scolastiques, de la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu.
C’est ce que signifie également toutes les analyses de l’homme à trois termes : corps, âme et « esprit ». « L’esprit », c’est ce par quoi l’homme touche l’Esprit de Dieu ; c’est ce qui est en l’homme pur don de Dieu, et en quelque sorte ne fait pas partie de son être ; mais paradoxalement, l’esprit c’est aussi ce sans quoi l’homme n’est plus pleinement homme, mais devient un être tronqué, déséquilibré, en contradiction avec lui-même. D’ailleurs, toute cette anthropologie s’est développée en lien avec la christologie : l’homme véritable, l’homme « parfait », celui qui vérifie totalement la nature et la vocation de l’homme, c’est le Christ.

Mais l’homme considéré théologiquement comme « créature », c’est-à-dire selon sa relation intrinsèque à Dieu, devait aussi être analysé selon sa consistance propre, ce qui fait son autonomie, avec ses facultés d’intelligence et de volonté, avec sa responsabilité et sa liberté. C’est alors que le binôme ame-corps a joué tout son rôle. De ce fait, au cours des siècles,  il s’est fait que le point de vue de l’homme comme « nature » est venu accompagner, et parfois supplanter celui de l’homme comme « créature ». La part des analyses philosophiques est devenue de plus en plus grande au cours du Moyen Age. Cependant, celles-ci n’ont jamais oublié la dimension proprement théologique (…).

Quant au problème eschatologique, dans G.S., il est traité en divers endroits, mais ne fait pas l’objet d’une étude systématique. Le chapitre traitant de la dignité de la personne, présente l’homme comme un être unique compos » d’un corps et d’une âme « spirituelle et immortelle »
   L’idée de la transformation cosmique à la fin des temps apparaît à différents moments d l’histoire de la théologie. Ce à quoi Lumen Gentium faisait allusion. Ici, le no 39 intègre à ce thème un aspect neuf, celui de la valeur eschatologique de l’activité humaine dans le monde (…). La clé de cette vision eschatologique se trouve au no 45 de G.S. Jésus, principe et fin de toute chose, est le centre et le sens de l’histoire humaine.

En guise de conclusion, le dogme concernant l’eschatologie pose aujourd’hui un problème particulier d’herméneutique, celui du rapport des affirmations aux représentations. Il a en commun avec le dogme de la création de recourir à un langage d’images, dont les représentations doivent être critiquées, sans être abandonnés, en raison du sens qu’elles visent. La théologie n’a pas toujours su garder la discrétion nécessaire à ce plan de représentations, parfois devenues des concepts chosistes. Le souci de présenter un scénario parfaitement informatif sur la fin des temps a pu l’emporter parfois sur la valeur que la révélation de la fin prend dans le présent de la vie chrétienne. Les affirmations proprement dogmatiques sont toujours restées plus discrètes. Par exemple, la notion de purgatoire demeure distincte des représentations de lieu et se libère de l’idée mythologique d’un « feu » : elle revient à sa vise primitive qui est celle de la nécessaire purification de l’homme pour voir Dieu.
La question qui fait aujourd’hui le plus difficulté à la conscience chrétienne est sans doute celle du caractère éternel des peines de l’enfer. L’Eglise s’est opposée à l’idée de restitution (apocatastase), qui mettrait en cause le poids de la liberté humaine, capable de s’engager pour l’éternité, dramatiquement capable d’opposer un non définitif à Dieu (…).
Sur ce point, il vaut mieux rappeler que l’Eglise ne s’est jamais prononcée pour dire que tel ou tel homme était effectivement tombé en enfer. Les textes de l’Ecriture concernant l’enfer ont pour but de rappeler le risque immanent à toute existence humaine.



CHAPITRE II

LES DIFFERENTES CONCEPTIONS CHRETIENNES DE L’AU-DELA

1. La Conception spatiale

Très souvent on a pense et conçu l’au-delà de cette vie selon des schémas spatiaux. Le christianisme pré-moderne, celui de la fin du Moyen Age, en offre un exemple caractéristique parmi beaucoup d’autres. Ce christianisme présente un modèle très élabore et cohérent et a beaucoup marque la culture européenne, d’autant plus que le catholicisme classique, qui commence avec le Concile de Trente (1545-1563) et se termine avec celui de Vatican II (1962-1964), l’a maintenu et prolonge. Cependant, il faut souligner que ce modèle, meme s’il y a longtemps domine, ne s’identifie pas avec le catholicisme. On trouve des représentations spatiales dans de larges secteurs de l’orthodoxie et du protestantisme, et on rencontre d’autres représentations dans l’Eglise romaine ; et de nombreux théologiens catholiques ont propose des conceptions temporelles, existentielles ou ontologiques. Cette partie va se baser sur deux ouvrages : d’abord, la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, la partie qui traite de l’au-delà (questions 69-99) qui se trouve dans le supplément, c’est-à-dire dans des pages restées a l’état de brouillon[6]. Ensuite La Foi Catholique de Gervais Dumeige (Paris, Orante, 1975) qui regroupe et classe par thèmes les « textes doctrinaux du magistère de l’Eglise », autrement dit les écrits officiellement reconnus par des instances ayant une autorité doctrinale.

2.1.  Spatialité de l’au-delà

Thomas d’Aquin souligne fortement la spatialité de l’au-delà. Il explique qu’après la mort, les âmes ont des « demeures ». Il précise qu’entre les « espaces » de l’au-delà et ceux de l’ici-bas, il n’y a pas identité mais analogie. Selon cette conception spatiale, trois lieux forment l’au-delà : l’enfer, le purgatoire et le paradis. Ils sont chronologiquement simultanés et topographiquement distincts, mais occupent des espaces différents.
            S’interroger sur ce qui suit la mort revient donc, a se poser la question la question suivante : quand l’homme quitte cette terre (l’ici-bas), quelle direction prendra-t-il ? Où va-t-il aller ? Le sort final de l’être humain ne s’inscrit pas dans la perspective d’une eschatologie cosmique future ; autrement dit, il ne se trouve pas déterminé par une transformation de l’univers a la fin des temps ; il ne dépend pas de l’histoire et de l’avenir de l’univers du monde. Il consiste en un parcours individuel. Après son décès, l’être humain déménage  d’un endroit à un autre. Il change de logis dans une structure fixe. Il ne participe pas à une aventure collective, il n’entre pas dans un mouvement d’ensemble. Il avance personnellement et solitairement sur un chemin tracé d’avance.
            Pour justifier cette représentation spatiale, on fait appel à quelques passages du Nouveau Testament qui vont dans ce sens. Le plus souvent, on cite l’histoire de l’homme riche et du pauvre Lazare (Lc 16, 19-30). Cette histoire mentionne trois endroits. Deux d’entre eux appartiennent a l’au-delà : d’abord, « le sein d’Abraham », ou, apparemment, on se trouve plutôt bien ; ensuite, le « séjour des morts », très exactement l’hadès (enfer), ou il y a des flammes, ou l’on souffre de tourments et ou l’on éprouve de la soif ; entre les deux, un abîme infranchissable interdit toute circulation physique, mais n’empêche pas les communications verbales (on ne peut pas se déplacer et se toucher, mais on peut se parler de l’un à l’autre). La maison du riche constitue le troisième lieu ; elle représente l’ici-bas, ou tout se décide d’après un principe de compensation et de rétribution. L’histoire laisse entendre que l’on souffre dans l’hadès a la fois quand on a reçu et épuisé sa part de biens sur terre, et quand on n’écoute pas Moise et les prophètes. Il ne semble pas impossible qu’un mort revienne faire un petit tout ici-bas ; Abraham motive son second refus non pas par « abîme infranchissable », comme pour le premier, mais par l’inutilité de ce que le riche demande.
            A cote de ce texte célèbre, on mentionne également à l’appui des images spatiales la phrase que Jésus dit au brigand sur la croix : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 42), et l’affirmation d’une descente du Christ aux enfers entre la Croix et la résurrection d’après les chapitres 3 et 4 de la première épître de Pierre. On trouve donc bien dans le Nouveau Testament des éléments d’une topographie de l’après-vie. Développés et enrichies, ces éléments vont aboutir à la représentation complète et complexe qui a longtemps dominé en Europe. Elle considère que l’au-delà se compose de trois lieux : l’enfer, le purgatoire et le paradis, qu’on définit avec précision et que parfois l’on décrit de manière assez détaillée.

1.2. L’Enfer
           
Lieu de supplice pour les reprouves, il présente deux caractéristiques principales :

·         Il constitue un séjour définitif. On n’en sort pas, sinon exceptionnellement et temporairement pour une courte promenade sur terre afin d’inquiéter les vivants. Dieu, selon Thomas, décide ces sorties provisoires « dans le but d’instruire et de terrifier ». Dans ce cas, les damnes ne s’absentent que provisoirement de l’enfer ; ils y reviennent vite et, ensuite, y demeurent à jamais. L’enfer ne sera jamais aboli, ni vidé de ses habitants. Les textes officiels de la chrétienté médiévale rejettent catégoriquement la thèse dite de l’apocatastase, défendue par Origène, selon laquelle au dernier jour l’enfer serait détruit ; Dieu récupérerait et, enfin de compte, sauverait tous les êtres ; la damnation ne durerait qu’un temps. L’Eglise du Moyen Age  condamne cette opinion, et fait des peines éternelles un article de foi, une doctrine obligatoire. Le Synode de Constantinople (543) déclare : « Si quelqu’un dit ou pense que le châtiment (…) des impies est temporaire, et qu’il prendra fin après un certain temps (…) qu’il soit anathème »  Le Pape Innocent IV écrit : « Si quelqu’un meurt sans pénitence, dans un état de péché mortel, il ne fait pas de doute qu’il est tourmente pour toujours par les feux de l’enfer éternel. »
·         En enfer, il existe des différences. Tous ne souffrent pas également. Les reprouves se repartissent en deux grandes catégories :
o   La première englobe ceux qui sont damnes uniquement a cause de la faute originelle, sans qu’ils aient eux-mêmes péché.  Il s’agit essentiellement des bébés qui n’ont pas reçu le baptême avant de mourir, et aussi de malades mentaux qui ne deviennent jamais adultes, chez qui la raison et le jugement ne se développent pas. Ils subissent la peine du dam ; elle consiste en la privation de la vision de Dieu, ce qui les empêche de parvenir à la béatitude ; elle ne comporte pas de tourments. Tout en soulignant que leur peine est grave, les textes l’adoucissent beaucoup. On parle de « limbes » pour éviter le mot « enfer » qui effraie. On explique qu’il suffit que les parents aient eu l’intention de le baptiser pour que le bébé soit sauvé. Il n’en demeure pas moins que les nouveau-nés décédés sans baptême font partie des damnes ; les limbes constituent une région de l’enfer.
o   La seconde catégorie de reprouves comprend ceux qui, en plus du péché originel, ont commis des fautes dont ils ne se sont pas repentis. Ils subissent la peine du sens, autrement dit des supplices qui font souffrir. Les textes officiels restent discrets sur la nature de leur torture (…). Pour cette catégorie de réprouvés, les peines se proportionnent aux crimes commis.

Pour le Christianisme du Moyen Age, l’Eglise ne sait jamais quels vivants aboutiront à l’enfer. Une seconde de repentir sincère au dernier moment permet d’échapper à la damnation. La miséricorde de Dieu est immense, et seul il connaît les cœurs. Par contre, on affirme qu’il y a des damnes. Parmi eux se trouvent non seulement les êtres humains, mais aussi les démons et le diable. Loin de diriger l’enfer, comme le croit l’imagerie populaire, ils subissent, eux aussi des supplices, et, écrit Thomas, « souffrent du même feu que les damnés ». L’enfer a meme été créé d’abord pour eux, afin de sanctionner leur révolte qui précède le péché humain.

1.3. Le Purgatoire

            Il constitue le second lieu de l’au-delà. Du point de vue de l’historien, il apparaît assez tardivement. Les textes ecclésiastiques officiels ne le mentionnent vraiment qu’a partir du XIII siècle ; auparavant, ils n’en parlent pratiquement pas, meme s’il est évidemment ne plus tôt dans la prédication et la piété populaires. Les conciles de Lyon en 1274, de Florence en 1439 (a la suite de débats avec les orthodoxes grecs), de Trente en 1563 (contre les thèses protestantes) définissent la doctrine le concernant. Elle a des bases bibliques très minces, presqu’inexistantes. On cite une phrase de Paul dans la 1ere épître aux Corinthiens (3,11-15) : au jour du jugement, « l’œuvre de chacun sera manifestée…si l’œuvre de quelqu’un est consumée, il subira la peine ; pour lui, il sera sauve, mais comme au travers du feu ». Cette traversée du feu correspondait au purgatoire.

            L’enseignement officiel sur le purgatoire peut se résumer en quatre points :

  • Si on demeure définitivement en enfer ou au paradis, en revanche, on ne fait que transiter par le purgatoire. Il constitue un palier intermédiaire, impose à quelques-uns, pas à tous, sur le chemin qui conduit au paradis. Y vont ceux qui, n’étant pas décédés en état de péché mortel, n’ont cependant pas fait pénitence pour leur fautes, ou dont la pénitence s’avère insuffisante. Ils se purifient avant d’accéder au ciel (…). Les théologiens discutent sur la durée du séjour : elle dépend de la gravite des fautes à réparer, et varie de quelques jours a plusieurs siècles.
  • Le purgatoire ressemble à l’enfer parce qu’on y souffre. On y subit le même type de supplices. Thomas d’Aquin estime que le purgatoire se trouve contigu avec l’enfer de sorte qu’un même feu puisse servir aux deux ; un principe d’économie entraîne un voisinage. Ailleurs, il note une différence dans les châtiments ; au purgatoire on souffre seulement du feu, alors qu’en enfer « on passe d’une chaleur ardente à un froid très violent, sans que cela rafraîchisse ». Quoi qu’il en soit, on ne doit pas minimiser les peines du purgatoire ; elles sont dures et pénibles. Le purgatoire se distingue, néanmoins, de l’enfer, parce que les douleurs subies n’ont pas le même sens. Elles ne représentent pas seulement un châtiment. Elles ont également une valeur réparatrice et purificatrice. Elles constituent le chemin qui mène au ciel. En réponse à une remarque de Luther, le Concile de Trente précise que les âmes du purgatoire sont « fixées dans la grâce ». Leur salut ne fait aucun doute, et elles le savent. On sort du purgatoire pour entrer au paradis, jamais pour aller en enfer. Les souffrances du purgatoire ne comportent ni angoisse, comme celle de la terre, ni désespoir comme celles de l’enfer. Aussi, les supporte-t-on avec patience. On peut même les vouloir et les aimer pour ce qu’elles procurent.
  • Depuis la terre, on dispose de moyens d’action sur le purgatoire. Si les vivants ne peuvent rien faire pour les damnés, dont le sort se trouve définitivement fixé, ni pour les bienheureux, qui, dans leur béatitude, n’éprouvent ni besoin ni manque,  par contre, ils sont dans la possibilité d’adoucir le sort des âmes du purgatoire par des prières, des messes, des aumônes et des pratiques pieuses. Dans le jargon théologique, on parle « du suffrage des vivants pour les défunts ». Inversement et réciproquement, le catéchisme de Pie X mentionne la prière des âmes du purgatoire pour les vivants, et donc la possibilité d’implorer leur intercession.
  • Un jour le purgatoire disparaîtra, ou, en tout cas, deviendra entièrement vide. A la fin des temps, quand tout le monde aura achevé de purger sa peine, les êtres humains se repartiront entre l’enfer et le paradis. Le troisième lieu, lié au stade actuel de l’histoire du monde, n’existera ou ne fonctionnera plus. Il n » donc pas la même permanence que le ciel et l’enfer. La doctrine du purgatoire a entraîné la vente des indulgences (destinées à diminuer la durée du séjour qu’y faisaient certains morts) qui provoque en 1517 la publication par Luther de ses célèbres thèses, point de départ de la Réforme. Outre l’aspect commercial de cette vente, très vite condamné par l’Eglise romaine, Luther la dénonce parce qu’elle contredit l’affirmation du salut gratuit. Elle implique que l’homme doit faire, donner ou subir quelque chose pour recevoir la grâce divine. Très attaqué par le protestantisme (…), le purgatoire a été défendu par la Contre-Réforme. Néanmoins, certains spécialistes estiment que cette doctrine n’est pas de « foi ». Bien qu’elle fasse partie de la vérité, on peut la laisser de cote sans tomber dans l’hérésie. On a le droit de la négliger, de la passer sous silence, mais pas de la nier. Un protestant éprouve toujours beaucoup de peine à comprendre et à admettre de telles distinctions, tant elles lui semblent acrobatiques. Est-ce seulement dû à un manque de subtilité de sa part ?

1.4. Le Paradis

Le langage populaire parle volontiers de paradis ; les textes ecclésiastiques disent plutôt le ciel, le séjour des bienheureux ou le Royaume de Dieu. Les sauvés y demeurent près du Christ, dans la société des anges et en compagnie des bienheureux. Le paradis a un aspect communautaire qui fait défaut à l’enfer (les damnés se haïssent, et éprouvent de l’horreur les uns pour les autres), et qui semble absent du purgatoire. Les sauves se réjouissent de vivre avec le Christ et également de vivre ensemble.
L’enseignement ecclésiastique reste assez sobre et discret sur le paradis. Il donne essentiellement quatre indications :
  • On peut accéder directement et immédiatement au paradis sans traverser le purgatoire et sans devoir attendre la fin des temps. Le Pape Innocent IV déclare en 1254 : « Les âmes des petits enfants qui meurent après le bain du baptême, et celles des adultes qui meurent en état de charité (…) passent directement à la patrie éternelle. » Le second concile de Lyon (1274) confirme : Pour les âmes de ceux qui, après avoir reçu le saint baptême, n’ont contracté aucune souillure (…), pour celles qui après avoir contracté la souillure du péché sont purifiées (…) elles sont immédiatement reçues dans le ciel. »
  • Le paradis constitue une demeure définitive. Une fois qu’on y est entré, on n’en sort plus, encore que, comme pour les damnés, un bref retour sur terre ne soit nullement exclu. Les défunts n’ont pas la capacité par eux-mêmes de revenir dans ce monde, mais Dieu a le pouvoir de les y envoyer. Thomas d’Aquin précise que les communications entre vivants et morts relèvent de l’ordre de la providence, et non de celui de la nature (donc d’un acte spécial de Dieu, et non d’une disposition ordinaire). Rien ne peut chasser du  paradis ceux qui y sont entrés ; l’état de bienheureux ne se perd pas, et cette inamissibilité en forme l’une des composantes.
  • Au ciel, les sauves jouissent d’un état de béatitude. Ils sont en communion avec Dieu et le contemplent. Ils le voient tel qu’il est, face à face, sans voile ni intermédiaire. Dans une constitution de 1336, le Pape Benoît VI précise : « La divine essence se manifeste à eux immédiatement à nu, clairement et à découvert. » Thomas cite le verset de la 1re épître de Jean : « Nous le verrons tel qu’il est. »
  • De même qu’en enfer, il existe des degrés dans le ciel. Ceux qui ont acquis plus de mérites durant leur vie, qui ont mieux agi ou qui ont atteint un niveau élevé de spiritualité jouissent d’une félicité plus grande que ceux auxquels il a fallu beaucoup pardonner. Les commentateurs précisent que ces différences ne suscitent pas de jalousie. Les inférieurs admirent la sainteté des supérieurs. De leur cote, les supérieurs, en regardant les inférieurs, s’émerveillent que Dieu ait accepté, dans sa grande miséricorde, de faire grâce à d’aussi grands pécheurs. Thomas pense que le spectacle des damnés en train de souffrir augmente la béatitude des sauvés. « Pour que les saints, écrit-il, jouissent davantage de leur béatitude et qu’ils en rendent de meilleures louanges, il leur est donné de voir parfaitement la souffrance des impurs. » Les sauvés n’éprouvent aucune compassion pour les damnés ; ils se réjouissent même de leur supplice, car il manifeste la gloire de Dieu.

Remarques

a.Topographie et temporalité

Si le christianisme du Moyen Age privilégie le spatial et l’individuel, il n’élimine pas complètement, toutefois, le temporel et le cosmique. La topographie n’arrive pas à se débarrasser entièrement de la chronologie. En effet, des événements historiques ont modifié dans le passé, et changeront dans l’avenir la cartographie de l’au-delà.

Au centre de la foi chrétienne, il y a Jésus de Nazareth. Avec sa venue, se produit un fait qui modifie la situation antérieure. Sans la croix et la résurrection, les portes du ciel resteraient fermées, et personne ne pourrait y parvenir. Le dispositif décrit dans les paragraphes qui précèdent se met en place seulement après Pâques. Quel sort connaissent les croyants de l’ancienne alliance, mort bien avant Pâques ? Pour eux, le christianisme du Moyen Age introduit une sorte de salle d’attente, des « limbes » provisoires, que l’on peut identifier avec le « sein d’Abraham » dans le récit de Lazare et du riche (il n’y a pas unanimité sur ce point : certains auteurs assimilent purement et simplement le sein d’Abraham au paradis). Ces limbes, comme celles des enfants, constituent  une région de l’enfer, mais une région où l’on ne souffre pas ; on y est au repos, sans pensée, dans une sorte d’engourdissement. Elles correspondent à l’enfer où descend Jésus crucifié ; la prédication aux morts, mentionnée par l’épître de Pierre, s’adressant aux croyants de l’ancienne alliance. Ils se convertissent alors au Christ, et après la résurrection, vont au ciel et connaissent la vision béatifique. Ces limbes deviennent donc désertes à Pâques.
-De même, à la fin des temps, le jugement dernier entraînera un remaniement de la structure, en rendant inutile le purgatoire. Les etres humains se partageront entre le ciel et l’enfer ; aucun autre lieu n’en contiendra. Le christianisme du Moyen Age dédoube le jugement. Il considère que chaque être humain, qu moment de sa mort, fait l’objet d’un premier jugement, particulier et individuel, qui décide de sa destination. Ensuite, à la fin des temps, aura lieu un jugement général, universel et global, auquel tous seront soumis au même moment. Ce jugement n’apporte rien de plus que le premier. Il se contente de le répéter, de le confirmer et de le rendre public. Il renvoie les reprouvés dans cet enfer où ils se trouvaient déjà, et les sauvés à la béatitude dont ils jouissaient auparavant. On ne peut s’empêcher de penser qu’il représente une énorme dépense d’énergie et beaucoup d’agitation pour bien peu de choses. Il ressemble à un organe atrophié, parce qu’il ne sert plus, mais bien encombrant. En fait, il faut corriger ce sentiment : le jugement a une importance considérable. Il marque la disparition du monde actuel ; l’ici-bas n’existe plus, seul subsiste l’au-delà. Et cet au-delà ne comporte plus que deux lieux : le ciel et l’enfer. Le purgatoire ne s’anéantit pas, à proprement parler, mais se vide. La fin des temps opère une modification importante qui simplifie beaucoup la topographie de l’univers, en réduisant à deux les quatre lieux actuels.
-La résurrection finale, autre élément rebelle à une intégration spatiale, va amener quelques changements dans le ciel. En effet, avec elle, les âmes des bienheureux vont récupérer leur corps. Dans les écrits anciens, Calvin le souligne justement dans sa Psychopannychie, le sens que l’on donne au mot « âme » varie. Il désigne parfois la personne ; ailleurs il équivaut à la « forme » en contraste avec la matière ; il arrive qu’il s’applique au spirituel en opposition au corporel. Il faut donc interpréter avec prudence les textes, et ne pas vite voir dans l’âme un principe évanescent et insaisissable ; certains auteurs contemporains font à cette notion un mauvais procès, faute de la bien comprendre. Quoi qu’il en soit, le christianisme du Moyen Age pense que les bienheureux qui se trouvent actuellement dans le paradis sont dépourvus de corps. Ils n’en éprouvent aucune gêne ; cette situation ne nuit en rien à leur béatitude. Au moment de la résurrection eschatologique, à la fin des temps, ils reprennent leurs corps, ce qui ; à vrai dire, ne parait guère utile puisqu’il ne leur manquait pas (mais qui symboliquement pourrait bien suggérer l’absorption de l’ici-bas par l’au-delà, et l’installation de la terre nouvelle et des cieux nouveaux du Royaume à la place de la terre et des cieux actuels). En 675, le concile de Tolède précise que les défunts sauvés recouvrent le même corps que ceux qu’ils possédaient durant leur vie terrestre ; il condamne ceux qui disent qu’ils auront un corps sphérique ou éthéré. Nous ressusciterons, affirme-t-il, « dans cette chair même dans laquelle nous vivons, nous nous trouvons et nous nous mouvons ». Avec un réalisme et un souci de détail qui nous[7] paraissent cocasses, Thomas explique que les ongles et les cheveux ressusciteront, mais pas « l’élément nécessaire à la transmission de la vie ». Selon une expression d’Aristote, cet élément est un « superflu nécessaire », nécessaire du point de vue de la continuation de l’espèce, superflu pour la perfection de l’individu. Thomas précise qu’au ciel, il y aura des hommes et de femmes, mais, semble-t-il, dépourvus d’organes sexuels. L’Initiation théologique déclara qu’ « à la Résurrection, les hommes se reconnaîtront, les amis se retrouveront, les époux s’aimeront d’un amour d’un amour d’amitié éternel et très pur puisqu’ils s’aimeront en Dieu ». Pair ailleurs, on nous informe que le corps ressuscité, même s’il est le même, se verra débarrassé de ses imperfections. L’Initiation théologique écrit qu’il « sera jeune, immortel, exempt d’infirmités et de défauts ». Thomas précise qu’il se trouvera dans l’état qu’il connaît quand la croissance est terminée et  que le déclin n’a pas encore commencé (c’est-à-dire vers la trentaine, age atteint par Jésus). On peut figurer  par le schéma suivant la manière dont le christianisme du Moyen Age se représente l’univers, représentation qui persistera longtemps et continue à influencer les discours actuels sur l’au-delà :

 


           
Terre

Ici-bas
 



Purgatoire
 
Oval: Jugement particulier                    









Dans cette structure, les limbes des patriarches ne contiennent plus personne après Pâques ; le purgatoire se vide, et la terre disparaît avec la fin des temps. Le ciel et l’enfer sont les seuls lieux permanents et éternels.

b. Critiques

Malgré quelques incohérences et faiblesses (dues essentiellement à l’impossibilité, par souci de fidélité aux textes bibliques, d’éliminer  tous les éléments temporels), le christianisme du Moyen Age a bâti un système assez bien organisé et codifié. Il pose, néanmoins, de très gros problèmes. On lui a adressé cinq grands reproches :

i. Cette conception reprend quantité d’éléments qui viennent des divers paganismes de l’Antiquité, par exemple les représentations du jugement dernier ou les descriptions des souffrances des uns et du bonheur des autres. Elle doit beaucoup à des idées qui viennent d’Egypte et du monde gréco-romain qu’elle combine plus ou moins adroitement avec des données bibliques. Cet héritage païen, le protestantisme lui en a fait souvent grief. La critique devrait pourtant se nuancer, car l’apôtre Paul  ne procède pas non plus autrement. Il se sert des images culturelles de l’après-vie pour annoncer l’évangile. Il y a des langages qu’à certaines époques on ne peut pas éviter.

ii. Ce système donne un rôle décisif à la rétribution. Même si Dieu pardonne beaucoup, il ne le fait pas sans conditions. Il exige toujours quelque chose de la part de l’homme. La miséricorde divine intervient, certes ; mais elle facilite le salut plus qu’elle ne l’opère. Nous sommes loin de la justification gratuite telle que Paul la proclame. Là réside l’objection théologique majeure du protestantisme à la conception du Moyen Age.

iii.Cette manière de représenter ce qui suit la mort apparaît comme un moyen efficace pour asseoir, consolider et mettre à l’abri de toue velléité d’insoumission les pouvoirs en place. Par les sacrements, par les messes et prières pour les âmes du purgatoire, par les indulgences, l’Eglise joue un rôle considérable dans la destinée de l’homme après son décès, ce qui lui donne autorité auprès des vivants. Les implications sociales, politiques et ecclésiastiques de ce système le rendent éminemment suspect.

iv.Cette figuration spatiale de l’au-delà a perdu beaucoup de sa crédibilité (…). La conception moderne de l’espace ne permet pas de localiser quelque part le paradis, le purgatoire et l’enfer. Il n’existe pas d’endroit imaginable qu’ils pourraient occuper. A quoi, on a essayé de répondre en proposant une réinterprétation existentielle des « demeures » de l’au-delà qui ne désigneraient pas des endroits extérieurs, mais des états intérieurs.

v.La conception du christianisme du Moyen Age se centre beaucoup trop, presque exclusivement, sur l’individu. Il se déplace entre divers lieux, et tout se joue dans cette circulation. L’après-mort ne s’insère nullement dans le projet divin d’un monde nouveau. La vie éternelle n’a pas de dimension cosmique. Significativement, pour Thomas, animaux et plantes sont exclus de l’au-delà et du monde futur. Ils disparaissent, s’anéantissent. On prend en compte seulement l’être humain en tant qu’individu, et nullement comme membre d’un peuple ni comme élément d’un monde.


2. La Conception Temporelle

Le christianisme du Moyen Age nous a fourni un exemple caractéristique de la manière dont se structure et fonctionne une représentation spatiale de l’au-delà. Elle pose divers lieux, et se demande où ira l’être humain après son décès. La théologie dite de « l’histoire du salut » propose une conception différente, a dominante temporelle. Pour rendre compte de la signification du monde et de la destinée de l’homme, elle utilise non pas une topographie, mais une chronologie. Elle traite de ce qui suit cette vie en fonction et à partir d’une histoire qui se déroule en plusieurs étapes successives (…).

2.1. L’histoire du salut.

            Dans Christ et temps (…), Cullmann expose et défend les thèses fondamentales de la théologie dite de l’histoire du salut. Si, dit-il, la culture grecque à une vision spatiale de la réalité, par contre la Bible la comprend et la décrit en termes temporels. Elle ne le fait pas accidentellement, ou par hasard, mais pour des raisons nécessaires et inéluctables. Chercher à exprimer le message chrétien d’une autre manière aboutit inévitablement à le défigurer. On altère gravement l’Evangile quand on veut le penser en utilisant une conceptualité différente, qu’elle soit spatiale, existentielle ou ontologique. Il ne faut pas voir dans les catégories temporelles un simple « cadre », ou un langage parmi d’autres possibles. Elles sont constitutives de la foi chrétienne ; elles font « partie de son essence même ». Pour le Nouveau Testament, le monde et la destinée humaine sont fondamentalement modelés et commandés par trois grandes caractéristiques :
-D’abord il s’agit d’une histoire linéaire et orientée. Elle a un commencement bien déterminé. Elle progresse à travers une suite d’événements qui s’enchaînent. Elle se dirige vers un but. La Bible tout entière, Ancien et Nouveau Testament, voit dans le temps une ligne droite et continue qui part de la création et qui aboutit au Royaume eschatologique. Dieu agit dans et sur cette histoire, principalement à des moments précis et privilégiées que le Nouveau Testament appelle kairoi. Il la conduit vers l’objectif qu’il a prévu, fixé et annoncé par avance. Implicitement ou explicitement, la Bible écarte et condamne trois manières de comprendre l’histoire que l’on rencontre dans d’autres cultures. Elle rejette, d’abord, les conceptions cycliques, pour qui le temps tourne en rond, se répète, ramène toujours les mêmes choses, et n’apporte jamais rien de nouveau. Ensuite elle s’oppose à une vision éclatée et multiple qui estime qu’i n’y a pas une seule histoire humaine, mais des histoires différentes qu’on peut ramener à l’unité. Enfin, elle refuse l’idée d’une histoire dépourvue de sens, qui représenterait un écoulement de temps sans logique ni finalité. Selon l’Ancien et le Nouveau Testament, Dieu agit dans et par le temps, qui constitue le moyen ou l’instrument dont il se sert pour se révéler et pour sauver. On ne doit donc pas chercher le salut en dehors et au-dessus de l‘histoire. La vérité ne se situe pas dans une éternité qui serait soit absence de temporalité, soit une temporalité de nature différente de la nôtre.
-La seconde caractéristique distingue le Nouveau Testament de l’Ancien, et sépare le judaïsme du christianisme. La foi chrétienne discerne et confesse un centre de l’histoire, qui permet de délimiter des périodes, ou, plus exactement, des étapes successives. Ce centre se trouve en Jésus-Christ. Les événements christologiques (l’incarnation, la crucifixion et la résurrection) constituent le « milieu » du temps, et son tournant décisif ; ce qui se passe auparavant les prépare, et ce qui les suit en découle. Le calendrier occidental en comptant les années avant et après Jésus-Christ traduit une affirmation essentielle de la théologie chrétienne : l’histoire s’organise en fonction et autour du Christ. Selon le judaïsme, au contraire, l’événement décisif qui donne son sens à l’histoire reste à venir ; on y soupire après « le jour du Seigneur », qui, à la fin du temps présent, inaugurera un monde nouveau. Pour le chrétien, « le centre du temps n’est plus situé dans l’avenir, mais dans le passé ». Cullmann établit le schéma suivant :


CREATION                                                CHRIST                                        ROYAUME
====>===========================X=====================>=======>
Ancien Testament                                Nouveau Testament                         Eglise
            Israël


Ce schéma montre que l’histoire du salut comporte un événement central, autour duquel  s’ordonnent quatre périodes successives :
-La première précède la création, et nous ne pouvons strictement rien en dire (sinon qu’elle n’a pas eu de commencement).
-La seconde s’étend entre la création et la venue du Christ ; ici Dieu agit par Israël, comme en témoigne l’Ancien Testament. Elle précède le centre, le prépare et y conduit. Le croyant y vit une foi entièrement orientée vers l’avenir. La promesse et l’attente d’un accomplissement qui viendra plus tard dominent son existence et lui donnent sens.
-Ensuite, arrive l’événement central qui détermine tout le reste : la venue du Christ. Elle réalise ce qui avait été promis, apporte ce qu’on attendait, commande et oriente ce qui vient après elle. En Christ, Dieu agit de façon unique et décisive. Cette action donne sens à tout ce qu’il a fait auparavant et a tout ce qu’il fera ensuite. Ici, se joue le sort de l’homme et du monde.
Nous vivons actuellement dans la troisième période, celle de l’Eglise, qui va de la résurrection à la parousie (le retour du Christ installant le Royaume). Elle n’apporte rien de véritablement nouveau. « Tout est accompli » par le Christ. Pourtant l’œuvre qu’il a opérée demeure pour l’instant cachée et invisible. Seuls les yeux de la foi permettent de la percevoir et de la connaître. Elle ne deviendra manifeste qu’à la quatrième période quand surgira le Royaume. Notre situation présente se définit par un « déjà accompli » et un « pas encore achevé ». Le croyant sait et expérimente que le monde nouveau a surgi, parce que le Christ lui a donné le salut et la vie éternelle. Cependant, le Royaume n’est pas pleinement réalisé, parce que ce salut et cette vie éternelle, bien que présents et actifs chez les fidèles, bien que progressant et se développant dans le monde, n’ont pas atteint, pour le moment, l’univers entier ; ils ne se discernent que partiellement et confusément. Cette tension entre le « déjà » et le « pas encore », définit la tâche de l’Eglise : prêcher l’Evangile, c’est-à-dire proclamer cet événement qui a tout changé, mais dont les conséquences dernières restent à venir.
-La fin des temps (en fait la fin non de la temporalité, mais de la période qui commence avec la création) ne fera pas surgir du différent ou de l’inédit. Elle de voilera ce que le Christ a déjà accompli. Elle mettra en pleine lumière ce que le croyant possède à présent. Pour le Nouveau Testament, le temps décisif a eu lieu. « L’eschatologie n’est pas abolie mais détrônée » : le chrétien attend la venue du Royaume ; cependant sa foi se centre sur la résurrection du Christ, et non sur l’installation future du Royaume qui n’en est que la conséquence.

-Cette histoire linéaire ne ressemble pas à une marche paisible ; elle ne se déroule pas selon une progression tranquille. Elle avance au milieu de violents affrontements. Des forces antagonistes luttent brutalement les unes contre les autres. Cullmann emploie volontiers un vocabulaire belliqueux. Il parle d’adversaires, de combats, de guerre, d’armistice, de victoire. L’histoire du salut raconte la conquête, ou plutôt la reconquête du monde par Dieu contre des révoltés qui contestent et voudraient abolir sa souveraineté. Le conflit commence avec la Chute, que l’on pourrait comparer à l’invasion d’un territoire par des ennemis. En envoyant le Christ, Dieu écrase ceux qui s’opposent à lui, et rétablit sa seigneurie. Il livre et gagne la bataille définitive à Pâques. La venue du Royaume, à la fin de l’époque présente, marquera le terme des combats, le moment où les vaincus déposeront les armes[8].

2.2. La résurrection contre l’immortalité

            Cullmann  et Menoud opposent très vivement la notion grecque de l’immortalité de l’âme et la doctrine biblique de la résurrection des morts. La tradition chrétienne a eu tort d’essayer de combiner ces deux conceptions. Entre elles, il y a contradiction et incompatibilité. Il faut choisir. Nos auteurs s’attaquent ainsi à la conception spatiale de l’au-delà. En effet, dans le type de représentations qu’a illustré le christianisme du Moyen Age, l’âme est immortelle. Elle se déplace, change de lieu et de condition ; elle ne périt pas. La mort représente pour elle un passage ou un seuil tantôt positif, tantôt négatif, mais jamais un anéantissement. D’ailleurs, la notion de néant relève d’une conceptualité temporelle ; on ne peut pas l’imaginer dans des catégories spatiales. Seule une structure chronologique de la réalité permet de penser la mort dans a radicalité et d’y voir une cessation d’être. Ce faisant, il n’a pas ouvert les portes de l’un des lieux de l’au-delà. Il a arrache l’être au néant qui l’avait englouti.
            La conception temporelle de l’au-delà que développent Cullmann et Menoud tient en six points :

            -Selon eux, la mort présente deux aspects complémentaires que la Bible souligne fortement. D’abord, elle anéantit complètement, corps et âme, celui qu’elle atteint, ce qui la rend horrible et effrayante. Elle attaque la personne humaine, et la détruit totalement, de sorte qu’il n’en reste rien. Elle a de quoi épouvanter les plus croyants et les plus courageux d’entre les hommes. Jésus lui-même en eu peur. Cullmann rappelle l’angoisse de Gethsémani et le désespoir qu’exprime sur la croix « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Au contraire, dans une conception spatiale, comme celle du monde grec et du christianisme classique, le décès de quelqu’un se traduit pour lui par une mutation, une transformation et un déplacement d’un lieu à un autre ; il n’entraîne nullement la destruction ou l’annihilation de son être. Le sage, c’est-à-dire celui qui sait, ne redoute nullement la mort. Il y voit un processus naturel, qui fait passer à une autre forme d’existence, ce qui lui donne un visage plutôt amical, presqu’attirant. Au  comportement de Jésus à Gethsémani et au Golgotha, Cullmann, reprenant un parallèle classique, oppose la sérénité de Socrate quand il boit la ciguë.
            Ensuite, l’Ancien et le Nouveau Testament voient dans la mort une puissance hostile, qu’ils tendent à personnifier. Ils en font l’adversaire de Dieu et de l’ennemi de l’homme. Elle entre dans le monde avec la Chute ; la désobéissance et la rébellion des créatures l’introduit. Elle résulte du péché et du mal. Loin de correspondre au dessein de Dieu, elle vient le combattre et le contrarier ; elle cherche à détruire et à abolir la création (…). D’où notre difficulté à l’accepter : elle n’accomplit pas notre nature, elle la contredit. Chez Cullmann et Menoud, le terme « nature » s’applique tantôt à l’état de l’homme tel que Dieu l’a créé, tantôt à l’état de l’homme après la Chute ; ce qui leur permet de dire parfois que la mort n’est pas naturelle, et parfois qu’elle l’est.

- A ces deux aspects de la mort, correspond une double signification du message de la résurrection que proclame le Nouveau Testament. Il veut dire, en premier lieu, que Dieu nous fait sortir du néant où nous plonge la mort. Il nous recrée ex nihilo, à partir de rien. Il fait resurgir quelqu’un qui n’existait plus nulle part. Il lui donne d’être nouveau, par un acte comparable à celui de la création. La résurrection reconstitue un corps, une âme et donc une personne qui n’avait plus aucune sorte d’existence. Toute existence, dans notre monde ou dans le Royaume, découle d’un miracle de Dieu qui fait être ce qui n’est pas encore (création) ou ce qui n’est plus (résurrection). Ce message annonce en second lieu, la défaite de la  mort, vaincue par une puissance supérieure, celle de Dieu qui se manifeste en Christ. La vie éternelle ne va pas de soi. Elle n’arrive pas automatiquement ni mécaniquement. Elle ne constitue pas une priorité de l’homme, ou d’une des parties de son être, comme l’affirme la thèse de l’immortalité de l’âme. Elle implique une intervention de Dieu qui nous libère de cette force négative qu s’était emparée de nous et nous tenait dans ses griffes. Elle résulte d’une lutte que Dieu a du mener et d’une victoire qu’il lui a fallu remporter sur ses adversaires.
            Les croyants ressusciteront parce que, et uniquement parce que le Christ est ressuscité. Pour le Nouveau Testament, l’événement de Pâques  représente le premier jour de la nouvelle création, et signifie la débâcle de la mort. Il fonde et garanti la vie éternelle. Le croyant est au bénéfice de cette intervention décisive de Dieu. Il en éprouve les effets dans et par la foi ; il en bénéficie et y participe grâce à l’action de l’Esprit. L’épouvante de la mort se dissipe et disparaît donc pour lui. Le décès reste cependant important, car il est « l’événement préparatoire et nécessaire à la résurrection puissante et glorieuse ». Il n’a néanmoins plus rien de redoutable. Il « n’interrompt rien », il « n’affaiblit rien ». Reprenant une expression du Père Daniélou, Menoud le compare « à une crise de croissance qui conduit à une dimension plus grande de l’existence ». De même, Cullmann écrit qu’après Pâques, la mort ne terrorise plus les fidèles, encore qu’elle reste, pour eux, pénible. Elle fait partie de ces puissances hostiles que le Christ a vaincu à Pâques, victoire qui deviendra manifeste et dont toutes les conséquences apparaîtront a la fin des temps. Le croyant sait que si elle n’est pas encore anéantie, la mort ne peut plus l’emporter. Il la considère avec une sérénité comparable à celle du sage antique mais fondée sur sa confiance en Dieu  et non sur des spéculations philosophiques fragiles et illusoires.
            -La victoire que Dieu a remportée à Pâques ne deviendra manifeste qu’à la fin des temps, avec la transformation eschatologique de l’univers. Les ressuscités auront alors une « corporalité nouvelle » adaptée à ce monde à venir, de même que le corps actuel des vivants correspond aux conditions terrestres présentes. Dans la représentation spatiale du christianisme du Moyen Age, le paradis existe en même temps que la terre, et se situe dans un lieu différent : on passe donc immédiatement de l’une à l’autre. Au contraire, pour la théologie de l’ « histoire du salut », il y a succession et non simultanéité chronologique. Le Royaume ne représente pas une place, mais une époque différente. Il s’installera quand sera terminée la période actuelle de l’histoire. La résurrection ne suit donc pas immédiatement le décès. Elle interviendra bien plus tard, quand arriveront « les nouveaux cieux et la nouvelle terre » dont parle l’Apocalypse. Elle ne nous fait pas passer de la terre au ciel, mais « du siècle présent au siècle à venir ».
Toutefois, à Pâques, une résurrection a eu lieu, qui entraîne par voie de conséquence les autres. Le monde nouveau, celui du Royaume eschatologique, a pénétré dans notre monde ; grâce à l’Esprit, il travaille les croyants, agit en eux, comme le levain dans la pâte. La réalité extérieure n’a apparemment pas changé ; pourtant un renouvellement intérieur s’opère. Les fidèles vivent un chevauchement de l’ancien et du nouveau. Une tension caractérise, par conséquent, leur existence. Ils appartiennent encore à l’ancien monde, mais le nouveau a déjà surgi en eux. Ils gardent « un organisme ordonné à son milieu naturel », soumis aux conditions ordinaires et aux lois du temps présent (encore que des guérisons miraculeuses anticipent parfois, de manière partiel et momentanée l’état à venir), et donc destiné à la mort. Et pourtant, leur transformation a démarré. Ils ont dès maintenant la vie éternelle et cependant ils attendent la résurrection. Quand Paul parle des arrhes ou des prémisses de l’Esprit, il décrit, selon Cullmann, cette situation complexe. Menoud déclare que la « régénération » de l’être du croyant se fait se fait en deux étapes : elle commence immédiatement, dans notre monde par l’action de l’Esprit, mais elle reste partielle ; elle s’achèvera plue tard dans le Royaume, avec la résurrection qui reconstruit la personne humaine.

- Que deviennent alors les croyants après leur décès et avant la résurrection terminale ? Que se passe-t-il pour eux ? Comment s’écoule ce temps intermédiaire entre la fin de leur vie terrestre et l’événement eschatologique ? Cullmann répond à ces questions en reprenant une vieille théorie, jadis condamnée par Calvin, celle du sommeil. Les croyants défunts dorment en attendant la venue du Royaume. En écartant consciemment et explicitement les donnes bibliques, Cullmann les imagine semblables à des gens qui ont un sommeil heureux parce qu’ils font de beaux rêves ; il suggère que Dieu pourrait ben accélérer leur perception du temps, afin de ne pas mettre  à trop longue épreuve leur patience. Pour Menoud, plus sobre, quand le Nouveau Testament parle du sommeil des défunts, il s’agit d’une expression courante qu’on aurait tort de prendre trop à la lettre. Il établit, d’après des prépositions et expressions utilisées par Paul, une gradation. Durant leur vie sur cette terre, les croyants sont en « en Christ ». Après leur mort et avant la résurrection, ils se trouvent « avec le Christ », « près du Seigneur », état supérieur et préférable au précédent (ce qui explique que Paul puisse dire que la mort est un « gain »), mais inférieur à celui qu’ils connaîtront après la résurrection où « Dieu sera tout en tous ». Durant ce temps intermédiaire, selon une image utilisée par Paul, ils connaissent un état de nudité (dû à l’absence de corps comparée au manque de vêtements), qui a un caractère désagréable, mais que compense une communion plus intime avec le Christ. A la fin des temps, ils recevront le corps ressuscité, et vivront alors « dans le monde nouveau instauré au retour du Christ ».
En fait, de telles considérations, pour ne pas dire spéculations, introduisent dans la conception temporelle deux incohérences. D’abord, si sommeil ou vie près du Christ il y a, il s’ensuit que le décès n’entraîne pas un total anéantissement ; il ne détruit qu’une partie de l’être du croyant. On enlève à la mort cette radicalité qu’on a si fortement affirmée contre le thème de l’âme immortelle. La résurrection n’est pas une création ex nihilo qui, d’ailleurs poserait le problème de la continuité ou de l’identité entre le défunt et le ressuscité ; elle s’opère à partir d’un reste subsistant. Ensuite, dans la perspective spatiale du Moyen Age demeurait un élément temporel réfractaire avec le jugement dernier et la résurrection des corps. Parallèlement, ici, il reste un élément spatial qui résiste aux catégories temporelles : ce lieu où les croyants attendent la résurrection. Nos auteurs suggèrent de l’assimiler au « paradis » que Jésus sur la croix promet  à l’un des brigands crucifiés à ses côtés et au « sein d’Abraham » de la parabole de Lazare et du mauvais riche. En tout cas, la théorie du sommeil exclut toute communication avec les défunts, et toute action en leur faveur depuis la terre.
-Cet état « avec Christ », ou ce sommeil intermédiaire, ainsi que la résurrection finale concernent uniquement les croyants. En effet, seule la foi, en nous mettant au bénéfice de l’événement de Pâques, fait participer à la vie éternelle (ce qui explique que l’Ancien Testament parle si peu de l’au-delà). Qu’advient de ceux qui ne croient pas en Jésus ? Quel sort connaissent-ils ? Nos auteurs peuvent évidemment ne pas poser un enfer, ce qui détruirait complètement leur logique temporelle. Ils estiment qu’on ne peut envisager deux solutions. Ou bien les incrédules subiront un anéantissement total, ou basculeront dans le non-être, ce qui apparaît moins cruel et plus digne de Dieu que les flammes dévorantes, les vers rongeurs ou l’agonie perpétuelle. Dans cette perspective, il n’y a pas de résurrection des incrédules ; il faut voir dans les passages de l’Ecriture qui la mentionnent une « manière de dire » l’anéantissement total. Ou bien, en fin de compte, Dieu sauve tout le monde. On peut supposer que dans le temps intermédiaire, le Christ rencontre les morts, se fasse connaître d’eux et les convertisse. La 1ère épître de Pierre mentionne une annonce de l’Evangile aux morts. Menoud ne manque pas de rapprocher cette hypothèse, difficilement conciliable avec l’idée d’un sommeil des défunts, de la notion de purgatoire.
Entre ces deux possibilités, Cullmann ne se prononce pas. Pour sa part, Menoud affirme très nettement le salut universel. Il remarque que lorsque l’apôtre Paul parle des « sauvés », il emploie l’aoriste (qui signifie « ceux qui sont en train d’être sauvés »), soit le parfait (qui veut dire : « ceux qui ont étés sauvés, pour qui le salut est accompli, acquis, achevé »). Quand il s’agit des perdus, il utilise l’aoriste (ceux qui sont en train de se perdre, qui se dirigent vers leur perte »), mais jamais le parfait (« ceux qui sont définitivement et irrémédiablement perdus »). Cet argument grammatical, à première vue séduisant, a l’inconvénient de s’appuyer sur trop peu de textes pour que la démonstration soit vraiment probante. Menoud reproche aux « sectaires » qui refusent une rédemption universelle d’ajouter « l’odieux au ridicule » et note que « ni le Nouveau Testament, ni les anciennes confessions de l’Église n’ont fait de la damnation un article de foi ». De plus, quand le Nouveau Testament parle de disparition de la mort, de la soumission à Christ de toutes les puissances, de la paix pour l’univers entier, de Dieu qui sera tout en tous, ne proclame-t-il pas l’universalité du salut ?

-Si les théologies de l’ « histoire du salut »  s’intéressent à l’état intermédiaire, qu’elles essaient d’imaginer, par contre elles disent peu de choses sur le Royaume. Elles donnent seulement trois indications.
D’abord, on ne doit  pas l’envisager « sur le modèle de l’existence présente » (encore que Menoud ait répondu au cours d’un entretien à quelqu’un qui l’interrogeait sur le Royaume : « Ce sera exactement comme maintenant, sauf le péché », en ajoutant que ce n’était pas une mince différence).
Ensuite, elles déclarent que la vie éternelle comporte « une corporalité ». Dans le Royaume, en effet, et en cela il se distingue du temps présent, l’Esprit saisit la matière et fait des corps spirituels. Le ressuscité n’a donc pas une existence immatérielle. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme la conception spatiale, il ne trouve pas ni ne reprend le corps qu’il avait avant son décès. Sa résurrection ne signifie pas la « revivification » de son cadavre. Il aura « un organisme adapté au monde nouveau », incorruptible, glorieux et spirituel, selon des expressions de l’apôtre (1 Co 15,42-44, et Ph 3,21). Cette corporalité diffère de l’actuelle ; on ne peut pas se la représenter ni la décrire, encore que les récits d’apparitions du Ressuscité (à Pâques Jésus a revêtu le corps nouveau de résurrection) peuvent nous donner une idée de ce qu’il sera. Il faut, néanmoins, rester prudent dans ce domaine. Menoud critiques les spéculations rabbiniques du temps de Jésus ; il y voit des « virtuosités exégétiques » qui ne répondent pas à un véritable besoin spirituel, mais à une « curiosité inutile et vaine ».
Enfin, comme le suggèrent les images du festin, du banquet et des noces utilisées par le Nouveau Testament, la vie éternelle sera joyeuse. Elle se caractérisera par la communion avec Dieu et avec les autres créatures.

2.3. Spatialité et temporalité

            La comparaison entre les conceptions du Moyen Age et la théologie de l’ « histoire du salut » conduit à quatre remarques :

a. Ces deux systèmes, clairement et nettement ; s’opposent. Pourtant, ils présentent
quelques caractéristiques formelles communes qui créent une ressemblance.
D’une part, ils constituent, l’un et l’autre, un ensemble assez bien organisé. Ils développent un discours qui dit beaucoup de choses sur ce qui se passe après la mort, bien que la théologie de l’histoire du salut se montre beaucoup plus réservée et discrète sur ce que sera l’existence de l’au-delà. Même s’ils affirment que l’au-delà relève du mystère de Dieu, ces deux systèmes fournissent des réponses à la plupart des questions que l’on se pose. Ils donnent des connaissances, plus ou moins étendues, sur l’au-delà, ce qui provoquera la critique des existentialistes. Pour ces derniers, on ne peut affirmer l’après-vie dans un acte de foi ; en aucun cas, on ne peut en faire l’objet d’un savoir.
D’autre part, ces deux systèmes ont une cohérence assez grande, mais imparfaite. On y trouve des failles. La conception spatiale n’arrive ni à éliminer ni à intégrer des données temporelles qui la perturbent et la rendent fragile. La conception temporelle ne peut pas se débarrasser de toute dimension spatiale, ce qui la gêne et l’affaiblit. Dans les deux systèmes, les corps font difficulté. On ne voit pas bien, dans la représentation pré-moderne et classique, pourquoi à la fin des temps les défunts retrouvent leurs corps terrestres. La résurrection corporelle constitue un appendice superflu et gênant. La théologie de l’ « histoire du salut » souligne l’indissociabilité du corps et de l’âme : pourtant, elle n’envisage pas la revivification du cadavre, mais une nouvelle corporalité ; il y a donc bien une partie de l’être humain qui disparaît, et une autre qui subsiste, ce qui s’harmonise mal avec la conviction que le salut concerne et atteint l’homme tout entier et avec l’affirmation que le corps fait partie de l’identité de la personne.

b. Dans la conception spatiale, prédomine une perspective foncièrement individualiste. La religion et la foi finissent par se centrer sur la question : que va-t-il m’arriver après la mort ? On se préoccupe, avant tout, de ce qui advient à la personne. Au contraire, la conception temporelle offre une vision globale, communautaire ou cosmique. Il ne s’agit pas seulement ni principalement de mon sort, mais de la destinée de l’univers et de l’aboutissement de toute l’histoire humaine. On situe l’après-vie dans le cadre du projet ou du dessein de Dieu pour le monde et pour l’humanité. On voit dans l’au-delà un aspect ou une dimension de ces « nouveaux cieux » et de cette « nouvelle terre » qu’annonce l’apocalypse. Dans un cas, l’être humain affronte seul, même si l’Eglise lui apporte son aide, la mort et le jugement de Dieu. Dans l’autre, même s’il a une importance personnelle, il se trouve pris dans  un mouvement d’ensemble. Paradoxalement, les thèmes du Moyen Age se révèlent sur ce point plus individualistes et ceux de l’époque moderne plus communautaires.

c. Le Christianisme du Moyen Age, même s’il ne le reconnaît pas toujours explicitement, reprend à son compte des thèmes de provenance diverse. Il en emprunte, par exemple, aux religions païennes et à la mythologie gréco-romaine. Consciemment ou non, il a adopté et adapté le langage et représentations qui avaient cours dans le monde où il est né et s’est développé. Par contre, la théologie de l’ « histoire du salut » refuse la moindre concession aux images et idées véhiculées par la culture ambiante. Elle n’a que méfiance pour la modernité, et pour les tentatives d’exprimer le message chrétien en  fonction de la culture  de notre époque. Elle se veut et se prétend entièrement et uniquement biblique. Ni la mort, provoquée par la Chute, ni la vie éternelle due à un acte de Dieu ne relèvent de l’ordre de la nature. Leur essence et leur signification échappent donc nécessairement qu savoir et aux intuitions de l’homme. Seule la révélation divine permet de les comprendre et d’en parler avec pertinence. Cette démarche de la théologie de l’ « histoire du salut » soulève trois questions :
-D’abord, ne conduit-elle pas à oublier ou à masquer tout ce que les représentations bibliques doivent au monde païen ? Le thème de la résurrection vient de l’Iran, et a une origine tout aussi culturelle et païenne que celui de l’immortalité de l’âme.
-Ensuite, pour marquer la différence et l’originalité bibliques, à caricaturer le monde grec ? Il offre des conceptions diverses, complexes et subtiles, et non la belle simplicité homogène qu’exposent nos auteurs. Entre le culture grecque et la pensée sémite, il existe de grandes proximités, d’étroites relations, des interréactions constantes, et non des frontières nettes et tranchées. Le cardinal Ratzinger (La mort et l’au-delà, Paris, Fayard, 1979), après une analyse des concepts de l’Antiquité helléniste, conclut : « La théorie […] d’un dualisme gréco-platonicien entre le corps et l’âme, en même temps que la théorie qui implique l’immortalité de cette dernière est une imagination des théologiens sans point d’attache avec la réalité. » Même si cette conclusion ainsi formulée parait trop catégorique (le cardinal Ratzinger la nuance par la suite), il faut admettre qu’elle ne manque pas de pertinence.
-Enfin, on peut s’interroger sur la systématisation des données bibliques que cette théologie opère. N’aboutit-elle pas à une construction ingénieuse certes, mais artificielle ? Le principe d’harmonisation qu’elle met en œuvre ne relève-t-il pas plus de la philosophie et de la logique occidentale que de la mentalité biblique ? La priorité attribuée à l’histoire ne traduit-elle pas les tendances de la culture contemporaine plutôt que les convictions du christianisme primitif ?
Il faut, cependant, souligner que dans les eux systèmes que nous avons vus, la mort et la résurrection du Christ jouent un rôle déterminant. Dans la conception spatiale, elles ouvrent le chemin du ciel, qui jusque-là se trouvait barré et impraticable. Dans la conception temporelle, le croyant bénéficie de la victoire sur la mort que constitue l’événement de Pâques. La vie éternelle, à laquelle il est destiné, en découle directement. Si on emprunte des thèmes culturels, ou des idées païennes, on les subordonne au Christ, et on les réinterprète en fonction du message évangélique.
d. Les représentations du christianisme pré-moderne se heurtent à un problème de crédibilité. Elles ne s’accordent pas avec la notion de l’espace qui prédomine dans notre culture et notre science. Elles utilisent les concepts et images d’une époque révolue. Les thèses de l’histoire du salut rencontrent les difficultés analogues. Ne font-elles pas passer de fantasmagories spatiales à une mythologie temporelle de l’age d’or à venir ? On n’a aucune peine à imaginer, aujourd’hui, qu’une catastrophe atomique ou écologique tue toute la vie sur terre, voire détruise notre planète elle-même. Par contre, l’arrivée du Royaume de Dieu et la transformation des conditions  d’existence paraissent peu vraisemblables. Certes, le christianisme a toujours refusé, à juste titre, que ses doctrines soient jugées d’après des critères scientifiques, philosophiques ou culturels. Les vérités de foi relèvent d’une révélation divine, non de la raison ou du savoir des hommes. Néanmoins, comment admettre ou justifier une rupture totale ? Le message évangélique doit se faire entendre à l’intérieur d’une culture, et, par conséquent, s’exprimer dans ses catégories, même s’il dit des choses différentes. Les deux types de théologie que nous venons d’étudier ne parviennent pas à présenter l’espérance chrétienne à l’homme  d’aujourd’hui, et, sous cet angle, quels que puissent être par ailleurs leurs mérites, elles paraissent insuffisantes et décevantes.


3. L’Approche Existentielle[9].

            Pour analyser la démarche existentielle, que l’on trouve chez les catholiques et es protestants, comment ne pas recourir à Rudolf Bultmann ? (…). Spécialiste du Nouveau Testament, ses travaux représentent un tournant dans ce domaine, et continuent à marquer très largement  la recherche contemporaine. Conjointement, Bultmann développe une théologie fondamentale qui se situe dans la ligne de Luther et qui utilise certains aspects de la philosophie de Heidegger (…). A la différence de Cullmann et de Menoud (…), Bultmann n’a jamais ecrit de livres ou d’articles qui traitent directement de ce qui se passe après la mort. Il en parle toujours en passant, à propos d’autre chose (…).

3.1. La théologie existentielle.

            Bultmann a fait sensation et soulevé une tempête en invitant à une démythologisation du Nouveau Testament. Beaucoup ont cru qu’il voulait faire des coupes sombres dans la Bible, en évacuer les miracles, et transformer le christianisme en une philosophie vaguement spiritualiste. Cette image, bien que fréquente, repose sur une incompréhension totale et conduit à un complet contresens. Bultmann n’est pas un penseur rationaliste mais existentiel. Que faut-il entendre par ce terme d’existentiel ? Que veut-il dire exactement ?
            Pour l’expliquer, partons de notre expérience courante. Constamment, dans notre vie de tous les jours, nous entretenons des relations avec d’autres personnes. Nous nous heurtons à des problèmes et des énigmes. Nous rencontrons des difficultés de toutes sortes. Des aventures banales et importantes nous arrivent. Dans ces diverses situations, qui forment la trame de notre existence quotidienne, nous pouvons adopter deux attitudes différentes, voie antagonistes.
            La première, Bultmann l’appelle « objectivante », terme dérivé du latin objectum qui signifie : ce qui est jeté (jectum) devant (ob). Elle consiste à placer les gens et les choses en face de soi pour les examiner, les évaluer, et les classer. On leur assigne ainsi une place dans notre système de valeurs et dans nos catégories de pensée. Nous avons tous, plus ou moins consciemment, une « vision » ou une « compréhension » du monde (weltanschaung), et une « philosophie » de la vie. Nous essayons d’y faire entrer les êtres et les événements. Nous nous efforçons de les intégrer dans nos grilles de jugement. L’attitude objectivante répond à un besoin de sécurité ; en effet, grâce à l’idée qu’on s’en forme, on élimine, ou on dissimule ce que le monde a d’inquiétant et de menaçant pour nous. Elle traduit également une volonté de domination, car la pensée parvient, au moins partiellement, à se rendre maître du réel, à s’en emparer et à le mettre au service de l’homme.
            Bultmann qualifie la seconde attitude d’existentielle, mot qui étymologiquement vient de sistere (se tenir), et de ex (au-dehors). Elle consiste à se laisser étonner, interpeller, changer par ce qui arrive. Au lieu de l’insérer et de l’enserrer dans nos catégories, d’arraisonner le réel par notre raison, nous nous interrogeons sur nous-mêmes. Nous recevons chaque événement comme une question qui met en cause notre vision des choses et notre mode de vie. Nous nous rendons disponibles et vulnérables à ceux que nous rencontrons. Nous acceptons qu’ils nous bousculent, nous dérangent et nous fassent bouger. Au lieu de les juger d’après nos normes, et de les capturer dans nos cadres et nos systèmes, nous nous laissons perturber et transformer par eux.

            Ces deux attitudes s’opposent et se contredisent. Passer de l’une à l’autre, exige un retournement, un renversement, autrement dit une conversion. Dans la relation objectivante, on garde ses distances et on essaie de se soumettre l’autre. Dans la relation existentielle, on accepte de dépendre de l’autre, on se livre à lui. On peut symboliser l’attitude objectivante par le regard que je jette autour de moi ; il juge et pèse ce qui m’entoure ; il emprisonne les gens et les choses dans l’image que j’ai d’eux. L’attitude existentielle se caractérise plutôt par la parole et l’écoute. Quand je parle, je sors de moi pour aller vers mon interlocuteur ; je me livre à lui. Quand j’écoute, je suis atteint et touché dans mon être ; je suis invité à une ouverture et à un exode. L’objectivation nous met à l’abri, et nous permet de tout ramener à nous-mêmes. L’existentialité nous expose et nous éveille à autrui.
            Très souvent, les systèmes religieux, qu’ils soient mythologiques, dogmatiques ou piétistes, relèvent d’une attitude objectivante. Par nos écrits et nos doctrines, nous dépeignons ou définissons Dieu. Nous nous le rendons familier. Nous codifions nos rapports avec lui dans un ensemble de liturgies et de pratiques pieuses. Ainsi, tout se trouve en ordre et en règle. Les fidèles se sentent tranquilles. Ils donnent à Dieu la place et les soins qui lui reviennent. Dieu ne les dérange pas ni ne les inquiète. Ils le connaissent, ou croient bien le connaître le connaître. Ils pensent savoir comment il faut se comporter avec lui. Ils l’appellent « Seigneur », mais en réalité,  ils nourrissent inconsciemment l’illusion d’avoir mis la main sur lui et de l’avoir domestiqué. La foi biblique se situe aux antipodes de cette prise de possession. Elle renonce à toute sécurité pour soi et à toute maîtrise sur Dieu. Elle reste comme suspendue à sa Parole qui nous interpelle toujours de manière inattendue et imprévisible. Elle fait confiance à Dieu, s’en remet et s’abandonne à lui. Elle renonce à se construire un système de garanties religieuses. Elle ne consiste pas en un ensemble de concepts, de doctrines et de rites. Elle est disponibilité à une parole vivante qui nous appelle sans cesse à   vivre de façon nouvelle. Dans cette perspective, un existentialiste ne qu’éprouver de grandes réserves devant les conceptions temporelles et spatiales de l’au-delà qu’ont exposées les chapitres précédents. Il y verra de tentatives d’objectivation par lesquelles, sans s’en rendre compte, on étouffe l’appel de Dieu, on écarte la question qu’il nous pose au moyen d’un savoir religieux. L’au-delà ne nous interroge plus sur notre existence actuelle, puisque nous croyons savoir en quoi il consiste, puisqu’il ne représente plus un inconnu.
            Beaucoup de contresens sur la pensée de Bultmann viennent de confusions sur la différence qu’il établit entre l’objectivation et l’existentiel. On l’a assimilée, par exemple, à tort avec la distinction  courante entre le subjectif et l’objectif. L’attitude existentielle consiste à vivre à partir et en fonction de l’autre, l’objectivante à partir et en fonction de soi. Ce qu’on appelle habituellement le subjectif relève donc d’une attitude objectivante et ne correspond nullement à l’existentiel. Il ne s’agit pas, non plus, comme on l’a parfois cru, de deux catégories de faits et d’êtres dont les uns (les existentiels) auraient une existence purement psychologique, et dont les autres (les objectifs) auraient une réalité matérielle. Qualifier un événement d’existentiel n’apprend rien sur ce qu’il est en lui-même, mais indique quelle signification il prend pour moi, comment je le reçois et je le vis.

3.2. Le Christ présent

            D’après Bultmann, le Nouveau Testament proclame un message clair, net et simple : Jésus-Christ constitue l’intervention décisive et définitive de Dieu dans le monde. Avec lui, le Royaume arrive. Tout s’accomplit par sa crucifixion et sa résurrection. Sa venue représente l’acte par lequel Dieu juge le monde, et sauve « quiconque croit en lui ». Rien ni personne ne le dépassera jamais, et, en ce sens, il est « eschatologique » (c’est-à-dire suprême et dernier), même s’il ne marque pas le fin chronologique de l’histoire. Ce qui arrive ensuite ne saurait revêtir une importance comparable. « Selon le Nouveau Testament, écrit Bultmann, la signification décisive de Jésus est qu’il est dans sa personne, sa venue, sa passion, sa glorification, l’événement eschatologique ».
            Dans l’évangile, nous trouvons l’annonce de ce geste déterminant de Dieu, et non un système religieux. Il en résulte que pour un chrétien, croire ne veut pas dire adhérer à une série de doctrines, ni accepter un ensemble de représentations, mais rencontrer le Christ. Entrer en relation avec lui transforme mon existence, el la mettant dans une situation nouvelle, en l’orientant autrement. La foi surgit quand le Christ me devient présent, quand celui ou ce dont témoigne le Nouveau Testament m’atteint dans ma vie et en décide. Cela se produit grâce à la prédication. La parole de Dieu me touche à travers des mots humains, le Christ s’approche de moi dans la proclamation de l’Evangile. Alors, le Royaume arrive, j’entre dans la vie éternelle, ou plutôt elle se saisit de mon existence. A la suite de Kierkegaard, Bultmann insiste beaucoup sur la notion d’instant. Il appelle « instant » ce moment où Dieu entre en relation avec l’homme, où l’éternel pénètre dans le temporel, où le transcendant se manifeste au sein de l’immanence.
            Bultmann pense que la rencontre avec le Christ s’opère toujours dans l’instant que je suis en train de vivre. La foi ne naît pas, ni ne se nourrit d’un souvenir, ou d’une attente, mais d’une présence. Aujourd’hui, le Christ vient à moi, m’interpelle et me convertit. Il est « l’événement eschatologique toujours présent à chaque instant, ou devenant toujours présent dans chaque instant ». Le moment ou l’acte décisif de l’existence croyante ne se situe, par conséquent, ni dans le passé ni dans le futur ; « il se produit ici et maintenant ».
Il ne faut pas centrer et fonder la foi sur le passé. Une enquête à partir des documents dont nous disposons (essentiellement les écrits du Nouveau Testament) nous permettra d’acquérir des connaissances plus ou moins solides sur ce que Jésus a fait et dit autrefois. On découvre ainsi le « Jésus de l’histoire » (par quoi il faut entendre ce que la science historique arrive à savoir sur Jésus). Cela ne fait pas rencontrer « le Christ de la foi ». La foi ne reconstitue pas une figure ancienne pour s’y référer. Elle ne situe pas la grâce, même prévenante, dans « un événement historique du passé ». Elle écoute un Vivant qui parle, qui agit dans ma vie, qui s’empare de moi. Il ne s’agit pas de cerner et de reconstituer des faits, mais de se convertir. « Christ, écrit Bultmann, est l’événement eschatologique, non comme une figure du passé […], mais comme le Christus praesens. » L’événement eschatologique n’a pas « eu lieu une fois quelque part, il y a maintenant bientôt 2000 ans […], il n’est jamais passé, il est toujours présent ».
            Il n’appartient pas, non plus, qu futur de déterminer et de commander la foi. Je ne dois pas attendre le Christ dans un avenir plus ou moins éloigné. Il surgit dans mon présent, chaque fois que la parole de Dieu m’interpelle et que je lui réponds. Dieu ne me donne pas rendez-vous dans très longtemps, au jour de ma mort ou à la fin des temps. Il se tient à ma porte, il frappe, il me demande d’entrer. Ma vie se joue aujourd’hui, et non hier ou demain. Le sens de l’histoire, écrit Bultmann, ne se réalise pas seulement à la fin des temps, mais maintenant, à chaque instant dans la vie de l’homme quand ce dernier saisit la grâce de Dieu manifestée en Jésus-Christ, et devient ainsi un homme nouveau. » La foi ne se définit pas par la mémoire ou l’anticipation, mais par l’actualité du Christ.
            On constate sur ce point une forte opposition entre Cullmann et Bultmann. Cullmann adopte une conception linéaire de l’histoire. Selon lui, la foi se réfère à un passé historique, elle attend un avenir, également historique, qui sera la conséquence de ce passé. Le présent apparaît comme un « entre deux », un peu pauvre et terne. Le croyant vit de l’héritage d’événements anciens ; il attend ce qui arrivera un jour ; le présent ne compte guère et n’apporte pas grand- chose. La foi se structure en fonction d’une origine lointaine et d’un aboutissement dont on ignore la date. Notre aujourd’hui reçoit sa signification de son lien avec cet hier et ce demain.
            Au contraire, Bultmann développe une théologie de la temporalité existentielle qui met l’accent sur l’instant présent. Dieu me rencontre maintenant, et ce « maintenant » donne sens au passé et éclaire l’avenir. A partir de ce que je vis aujourd’hui, je comprends le sens des Ecritures anciennes, et un horizon s’ouvre devant moi. Pour Bultmann comme pour Cullmann, les trois instances temporelles (passé, présent, futur) demeurent. Ils n’en éliminent aucune ; toutefois, ils ne leur donnent pas la même valeur. Cullmann a une vision chronologique de la temporalité. Selon lui, le passé détermine tout, le présent lui est subordonné, et l’avenir en découle. Bultmann a une vision existentielle de la temporalité. Pour lui, le présent constitue le centre, le cœur, le lieu où l’existence se décide. Le passé et le futur n’ont d’importance et de vérité que dans la mesure où ils sont des dimensions du présent.

3.3. La résurrection aujourd’hui.

            La manière dont Bultmann comprend et présente l’au-delà de la mort découle de sa démarche existentielle et de son insistance sur le Christ présent. Sa position peut se résumer en six points :
            a. Il faut vivre l’eschatologie au présent. L’épître aux Colossiens (2, 12) affirme : « Vous êtes ressuscités avec le Christ et en lui par la foi en la puissance de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts. » La vie éternelle et la résurrection des morts n’appartiennent pas à un futur plus ou moins lointain. Elles se produisent et m’arrivent hic et nunc (ici et maintenant), quand je rencontre le Christ. Sa parole, qui m’atteint à travers les mots humains de la prédication de l’évangile, me dit : « Le Royaume est là, convertis-toi. » Quand je l’entends et le reçois, elle m’arrache à la mort, même si j’ai, biologiquement, encore à mourir. Elle me donne la vie éternelle dès à présent, bien que je reste mortel. Bultmann l’affirme souvent : « En un certain sens, les croyants sont déjà morts et ressuscités. » « Au fond, il (le croyant) a déjà dépassé la mort ; il est passé de la mort à la vie. » « La révélation donne la vie » ; elle est « un événement qui anéantit la mort ». Jean et Paul insistent également sur cette eschatologie au présent ; toutefois Paul continue à envisager une fin des temps future (un futur qu’il croyait imminent), mais de peu d’importance par rapport à la Croix et à la Résurrection. Jean, par contre, ne conserve pas l’idée d’une fin du monde  à venir ; pour lui, le jugement dernier, la résurrection, l’avènement du monde nouveau ont eu lieu en Christ, et ont lieu dans la foi qui le rencontre. A Marthe qui pleure son frère Lazare, et qui évoque (conformément au schéma dégagé par la théologie de l’histoire du salut) la résurrection  au dernier jour, le Christ johannique répond : « Je suis a résurrection et la vie ; celui qui croit en moi vivra quand bien même il serait mort, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25-26). La foi supprime la mort ; le croyant n’atteint pas la vie éternelle pour plus tard ; il la reçoit immédiatement. « L’existence croyante est l’existence eschatologique ».

            b. La résurrection constitue un présent aux deux sens de ce mot. D’abord, parce qu’elle se produit aujourd’hui, comme on vient de le souligner. Ensuite, pare qu’elle résulte d’un don fait au croyant. « Notre résurrection, écrit Bultmann, est une réalité par la résurrection du Christ. » A aucun degré, on ne peut voir dans la vie éternelle quelque chose que l’homme posséderait par lui-même, qui serait inscrit dans son être, qui lui appartiendrait normalement. Il ne s’agit nullement « d’une possibilité naturelle de l’homme, mais d’un événement qui lui vient du dehors ». Tout aussi nettement que Cullmann et Menoud, Bultmann refuse la thèse de l’immortalité de l’âme. « La vie terrestre, écrit-il, est caractérisée par la mort. Ce ne serait pas le cas, s’il était question de l’immortalité de l’âme. » L’homme ne peut  pas, non plus, gagner la vie éternelle par ses efforts, l’acquérir par ses mérites, l’obtenir par ses actions et sa spiritualité. Nous sommes sauvés par grâce ; cela ne vient pas de nous, c’est le don de Dieu (Ep 2,9). La vie éternelle est entièrement son œuvre, nullement la nôtre.
            c. Ce don qu’il reçoit place le croyant dans une situation paradoxale. A la fois juste et pécheur, en même temps nouvelle et ancienne créature, il a dépassé la mort ; pourtant, il est toujours destiné à mourir. Il vit de la même vie, fragile et limitée, que tous les êtres humains, et, cependant, la vie éternelle jaillit en lui. Ce paradoxe se traduit dans un comportement particulier que Bultmann appelle la  « démondanisation ». Ce terme ne signifie nullement que le croyant se retire des travaux et des combats de ce monde pour se réfugier dans une sorte de cloître. Il ne veut pas dire que la foi se désintéresse de ce qui se passe ici-bas et se détourne de ce qui touche concrètement les êtres humains. Dans ce cas, le paradoxe de la simultanéité de l’ici-bas et de l’au-delà, de la vie éternelle et de la mortalité s’évanouit. Le chrétien ne change pas de lieu ni de préoccupations. Toutefois, la présence en lui de la vie éternelle transforme son attitude. Elle le délivre de la peur et des servitudes dues à sa condition charnelle ; elle suscite en lui force et confiance. Le croyant reste sur terre, aux prises avec les problèmes qui s’y posent. Pourtant, il vie « selon l’Esprit », et non plus « selon la chair » ou « selon le monde ».
            d. Cette eschatologie au présent n’élimine pas ni n’exclut tout avenir. Au contraire, elle exige nécessairement- on pourrait presque dire structurellement- une dimension future qu’il ne faut pas comprendre, comme le fait Cullmann, de façon chronologique ou historique, car ce serait en faire un temps hors de l’homme, un cadre dans lequel il se meut mais qui ne le constitue pas. Pour Bultmann, l’avenir qu’implique la foi s’inscrit dans le présent de l’homme, dans la manière dont il vit son existence et sa rencontre avec Dieu. L’instant dans lequel Dieu surgit et nous interpelle ne se ferme pas sur lui-même ; il ne constitue pas une totalité suffisante et close. Il se caractérise fondamentalement par son ouverture. En effet, rien ne peut contenir et emprisonner Dieu. Nulle part, il ne se trouve totalement là. A aucun moment, on ne le possède entièrement. Alors qu’il m’atteint, Dieu m’échappe (…). S’il n’y avait pas dans l’instant eschatologique cette irréductible dimension d’avenir, si Dieu était seulement un éternel présent, il ne serait pas véritablement le seigneur et maître. Il deviendrait ; comme de nombreuses divinités de l’Antiquité païenne, la propriété et serviteur de l’homme. « Le Dieu du présent est toujours le Dieu du futur », déclare Bultmann. Dans l’instant présent, je rencontre Dieu, non pas assis et installé (il ne l’est jamais), mais en train de venir. En  m’atteignant aujourd’hui, il me conduit à un lendemain qui sera le sien. Il en résulte que le décès physique n’a plus grande importance pour celui qui croit (ici, également, on rejoint un thème souligné par Cullmann et Menoud). Il perd son caractère effrayant. En effet, si mon présent est le présent de Dieu, mon futur sera aussi son futur.
            e. Pour Bultmann, on ne peut pas dire ce que sera notre sort au-delà de cette vie, et on doit pas tenter de le faire. Il ne serait question de raconter comment cela se passera, et ce qu’il y aura après la mort. Bultmann souligne qu’à la différence de la plupart des apocalypticiens de son époque, Jésus se garde de décrire le Royaume et la vie du monde à venir. Il en parle seulement par des images et des paraboles qui évoquent sans dépeindre. Non seulement, il ne décrit pas ce qui se passe après la mort ; de plus « il interdit à l’homme de se faire une image de l’existence dans l’au-delà ». On peut déceler deux raisons qui motivent ce refus.
            Premièrement, l’homme ne peut pas se figurer la totale altérité de la vie éternelle. Quand il essaie de l’imaginer, il projette ses désirs et ses aspirations, il transpose ce qu’il connaît. Inévitablement, il la « dépeint (…) avec les couleurs de l’en-deçà ». Toute description de l’au-delà  présente une transfiguration idéalisée de l’ici-bas, et non pas le véritable au-delà. Nous n’avons pas les moyens ni la capacité de savoir ou de deviner comment se déroulera et s’organisera la vie promise par Dieu. Il doit nous suffire qu’il l’ait promise. Le Nouveau Testament nous dit que la vie éternelle est (…). Il ne nous apprend pas ce qu’elle est, ni comment elle est (…).
            Deuxièmement, les idées, les représentations et les théories que l’on se forge font courir un grand danger. Elles deviennent vite des moyens pour se dérober à l’urgence du présent, pour enlever à l’instant que je vis son caractère décisif, pour fuir le Seigneur et pour remettre à plus tard ma réponse à son interpellation. Bultmann conteste à la fois dans leur élaboration (elles parlent de ce qu’elles ne connaissent pas), et dans leur principe même (elles détournent de l’Evangile) les conceptions spatiales et temporelles de l’au-delà (…). Elles développent un savoir (qui, de fait, est un pseudo-savoir), en bâtissant des systèmes, on se dispense de l’obligation de se décider. On masque la nature de la foi authentique qui fait confiance en Dieu sans garantie, qui consiste en une relation vivante avec le Christ et non un ensemble de croyances. On se construit des assurances illusoires qui remplacent le don de soi. On essaie de sortir de l’attitude d’écoute et de soumission pour entrer dans le domaine de la vision et de la domination. Le dogmatisme pervertit la foi en proposant des représentations qui camouflent et écartent l’engagement existentiel requis par la parole de Dieu.
            f. Qu’y a-t-il après la mort ? A cette question, même si son cheminement parait complexe, Bultmann répond très simplement : quelque chose. Ce quelque chose est la vie authentique que nous recevons de Dieu, autrement dit une existence déterminée par l’écoute, tournée vers la transcendance et donc vers l’avenir. On ne doit pas donc pas la concevoir comme un achèvement ou une plénitude. Paul déclare que « la foi, l’espérance et l’amour ne seront pas abolis alors même que la perfection sera venue (1 Co 13,13)… en d’autres termes, l’existence chrétienne demeure ouverte à jamais ». Elle ne se ferme ni dans un anéantissement, ni dans un accomplissement, car elle se définit par sa dépendance de Dieu. Les humains ont toujours leur vérité en dehors d’eux ; dans la foi, ils la reçoivent, mais ne la possèdent pas. Ils n’en seront jamais privés, car rien, pas même la mort, ne peut les séparer de l’amour que Dieu leur a manifesté en Jésus-Christ, mais elle ne deviendra jamais leur propriété. La mort ne change  donc pas fondamentalement la relation du chrétien avec Dieu. La vie éternelle reste toujours un événement, et se caractérise  toujours par son élan vers une altérité ; elle ne se fige jamais en un état statique. Nous ne pouvons pas, ni ne devons en dire plus. « Paul, note Bultmann, ne donne aucune description de l’état de vie ressuscité (…). Au fond, le être avec Christ est l’unique chose qu’il peut affirmer de la vie ressuscité. » Aller plus loin, essayer de décrire et de définir traduit une volonté pécheresse de dominer Dieu, de s’en emparer. En spéculant, en tente de se dérober à la question que Dieu nous pose, et à laquelle il nous faut répondre tout de suite. La foi chrétienne en la vie éternelle exclut toute représentation ; elle est « disponibilité pour l’avenir inconnu que Dieu donnera », ouverte « au futur de dieu en face de la mort et des ténèbres ».

Conclusion : Trois remarques sur Bultmann

-La conception à dominante spatiale du christianisme du Moyen Age repose sur un certain dualisme. Il y a l’ici-bas et l’au-delà. A la mort, on change de lieu. Le monde et le Royaume se trouvent l’un à cote de l’autre ; ils forment des domaines distincts et séparés. On entre dans la vie éternelle par un déplacement. Dans la conception à dominante temporelle de la théologie de l’ « histoire du salut », on constate également un dualisme d’une autre sorte. Des périodes différentes se succèdent. L’époque présente, celle de la vie terrestre, disparaîtra pour faire place au temps du Royaume, à celui de la vie éternelle. Même s’il se produit des chevauchements (par exemple entre Pâques et la fin des temps), nous avons des réalités différentes spatialement et temporellement. Dans le premier cas, la vie après la mort se passe ailleurs ; dans le second cas, elle se passe plus tard. La pensée existentielle propose une eschatologie paradoxale  qui affirme une simultanéité et une juxtaposition, mais non une identification entre l’ici-bas et l’au-delà, entre le présent et le futur, entre la vie terrestre et l’éternelle. La foi nous délivre de la mort, nous fait entrer dès à présent dans la vie ressuscitée du Royaume. Néanmoins, en même temps, le croyant demeure dans l’existence terrestre soumise à la mort. Pour Bultmann, ce paradoxe définit la condition même du chrétien. Il représente un élément essentiel et constitutif de la foi. Tout effort pour l’atténuer, le dépasser ou l’éliminer revient à dénaturer le message évangélique et à déformer l’existence chrétienne. Quand on essaie de décrire l’au-delà, on tombe nécessairement dans ce travers. On réduit le scandale de l’Evangile, c’est-à-dire le scandale de l’incarnation de l’éternel dans le temporel et de la manifestation du transcendant dans l’immanent. Même si on s’attache à la lettre du Nouveau Testament, on en trahit l’esprit.
-Selon Bultmann, la vie éternelle surgit dans mon existence présente quand je rencontre le Christ, ou plus exactement quand il me rencontre. Elle a donc un caractère non pas global et collectif, mais personnel et individuel. L’eschatologie chrétienne ne s’intéresse pas au peuple et à sa destinée ; elle ne se joue pas dans les événements cosmiques, mais dans l’attitude de chacun face à l’interpellation divine. « Ce qui est décisif, ce n’est pas l’histoire du monde ni l’histoire du peuple, mais l’histoire de l’individu qui est  appelé à la foi, et qui dans la foi participe à la vie éternelle. » Tout se passe dans une sorte de confrontation  du Christ et du croyant que l’on ne trouve pas au même degré dans les autres systèmes. Dans les représentations spatiales, centrées aussi sur l’individu, l’être humain passe par des filières mises en place longtemps avant sa mort, et qui n’implique pas ce tête-à-tête où l’on se trouve seul, dans une sorte de nudité et de  dépouillement. Dans la conception de la théologie de l’ « histoire du salut », même si chaque être a une importance propre, il se trouve pris dans un mouvement d’ensemble, et non dans une aventure personnelle. En fait, selon le Nouveau Testament, « l’eschatologie a englouti l’histoire » ; il n’y a donc plus rien à attendre des événements qui se succèdent chronologiquement dans la vie du monde et celle des peuples. Certes la foi évangélique donne une espérance, « mais (…) cette espérance concerne l’individu seul ». Cette eschatologie individuelle interdit toute représentation (chaque cas est, au fond, unique), et met fortement l’accent sur la responsabilité individuelle. Tu res agitur : l’eschatologie, la vie éternelle ne relève pas d’une spéculation sur le futur, ne s’inscrit pas dans un destin collectif ; elle me concerne personnellement et maintenant ; elle m’appelle à une décision qui est irréductiblement mienne ; personne ne peut la prendre à ma place ; je ne puis la fuir et me dérober en me noyant dans la foule ; aucune appartenance à un groupe ou à une communauté ne me dispense de m’engager pour mon compte. Je suis nommément interpellé, et il me faut répondre en me donnant et en me refusant. « Ne regarde pas, écrit Bultmann, l’histoire universelle, regarde ta propre histoire (…), tu ne peux pas regarder cette histoire en spectateur, tu dois l’envisager à partir de tes décisions (…). Dans chaque instant sommeille la possibilité qu’il soit l’instant eschatologique. A toi de le réveiller. »
-Avec force et conviction, Bultmann met en garde contre la tentation qui menace constamment les théologiens, les pasteurs, les gens d’Eglise : celle de trop en en dire, de tenir des discours objectivants au lieu d’en appeler à la foi. Ils proposent un enseignement où il faudrait prêcher, c’est-à-dire interpeller existentiellement (…). Néanmoins, (…),  il ne préconise nullement une foi qui s’exprimerait  seulement par des cris et qui rejetterait tout discours (…). Ces brèves remarques ne manquent pas d’intérêt. En règle générale, Bultmann s’intéresse plus à la manière dont on habite une parole qu’à sa nature.

4. La Conception ontologique.

Pour penser ce qui vient après la mort, on peut se servir de catégories qui relèvent non pas de l’espace, du temps ou de l’existence mais de l’être. On aura alors une conception ontologique. Ceci sera illustré par un exemple caractéristique, choisi parmi plusieurs possibilités ; celui que nous fournit le théologien germano-américain, Paul Tillich. Il traite la question de l’au-dela surtout dans la cinquième et dernière partie de sa Systematic Theology (Chicago, University of Chicago Press, 1963).

4.1. L’éternité au présent

            Dans une perspective voisine de celle de Bultmann, Tillich souligne que, d’après le Nouveau Testament, la vie éternelle ne viendra pas plus tard, après notre décès ou à la fin des temps. Elle surgit dès aujourd’hui, avant notre mort biologique, durant cette période-ci de notre existence et de l’histoire de l’humanité. La résurrection ne renvoie pas le croyant à un avenir qui se localiserait au-delà de notre monde spatial et temporel. Elle désigne une puissance présente et agissante durant sa vie actuelle et sur cette terre. Dans une de ses prédications, Tillich déclare : « (…) la résurrection, cela signifie la victoire d’un état de choses nouveau, la naissance d’un être  nouveau à partir de la mort du vieil être, ici et maintenant. Là où il y a un être nouveau, là est la résurrection (…). La résurrection a lieu hic et nunc ou elle n’a pas lieu. Elle a lieu en nous, autour de nous, dans l’âme, dans l’histoire, dans la nature et dans l’univers. » Ailleurs, il écrit : « Celui qui vit dans la communion avec le Christ a la vie éternelle. » Tillich reproche aux Eglises de ne pas avoir pris assez au sérieux ce présent de la résurrection. Elles ont trop orienté les fidèles vers l’avenir et l’au-delà. Elles ont considéré que leur rôle principal consistait à préparer des individus pour un monde céleste. Elles ont oublié qu’elles avaient pour tache première d’annoncer et de concrétiser l’être nouveau ici-bas. Le récit de l’Ascension dans le livre des Actes des Apôtres, rappelle que la vocation des disciples de Jésus ne consiste pas à regarder le ciel, mais à aller à Jérusalem, dans la cité » des hommes. « Le Messie, écrit Tillich, ne sauve pas des individus en les menant sur un sentier qui les ferait sortir de l’existence historique. Son rôle est de transformer l’existence historique elle-même. »
            Cette présence actuelle de la vie éternelle ne signifie nullement que le croyant mènerait une existence paisible, exempte de difficultés et de conflits. Il ne vit pas dans un paradis sans nuage, ni ne connaît un état de béatitude que rien n’assombrirait. Les négativités continuent à le menacer et à l’agresser durement. Elles ne s’évanouissent pas, ni ne s’éloignent de lui ; néanmoins, elles n’arrivent pas à le détruire ni à le défaire. Sous différentes formes, ce thème revient fréquemment dans l’œuvre de Tillich. Dieu n’abolit pas les maux qui nous assaillent ; il empêchent qu’ils nous submergent et nous emportent. Ainsi, la Providence ne signifie pas que le malheur épargne le croyant, mais qu’il recevra, même dans les situations les plus terribles, la force de faire face. De même, la foi n’implique pas l’absence de doute ; elle comporte un doute dompté et maîtrisé, néanmoins toujours à l’affût. Pareillement, la résurrection ne nie ni ne supprime la mort. Elle l’affronte et la surmonte. Elle l prend en elle, l’assume et la domine. Pâques triomphe du vendredi saint ; toutefois, loin de l’annuler, la résurrection prend sens et réalité à partir de la Croix. Il ne faut pas dire que pour le croyant la mort n’existe plus ; elle ne perd pas, non plus, son caractère effrayant et angoissant. Elle reste toujours une épreuve redoutable. Mais, quand elle arrive, il ne se trouve pas démuni. Son espérance se fonde et s’appuie sur une réalité présente. La vie éternelle l’anime dès maintenant. Parce qu’elle surgit et agit en lui dans le présent, elle lui donne force, courage et confiance pour l’avenir. Elle suscite et nourrit l’assurance que notre décès biologique ne représente pas le dernier mot de notre existence, tout en sachant qu’il nous faut en passer par là, et que cela n’est pas facile.

4.2. Parler de l’au-delà

            De même que Bultmann, Tillich affirme que l’actualité de la résurrection n’exclut pas un au-delà de la mort. Il estime que la vie éternelle au présent implique une existence après notre décès. « Nous expérimentons aujourd’hui, écrit-il, l’eschaton, sans qu’il perde sa dimension future » (par eschaton, il faut entendre l’ultime, l’éternel). Comment envisager ce sui suivra notre vie terrestre ? A cette question, on peut proposer trois types de réponses :

a. La première que défend Bultmann, se refuse à décrire l’au-delà, et même en dire quoi que ce soit, parce qu’il échappe nécessairement à notre intelligence. Nos catégories, modelées par l’expérience des conditions actuelles de vie, ne permettent pas de l’imaginer ni de le représenter. On peut et on doit affirmer le fait : il y aura quelque chose après notre décès. Nous l’ignorons totalement, et n’avons aucun moyen pour le savoir. La vie après la mort ne serait pas vraiment au-delà si elle pouvait devenir objet de connaissance. Nous sommes incapables de la saisir par nos paroles, nos concepts et nos images.
            Cette première réponse témoigne d’une grande honnêteté et de beaucoup de sagesse. Elle a incontestablement une certaine justesse. Pourtant, elle pose un très gros problème : peut-on vraiment se taire ? Ce dont on ne parle pas ne disparaît-il pas de notre horizon et de notre conscience ? Le silence ne reviendrait-il pas, pratiquement, à nier la présence et l’action de la vie éternelle dans notre existence aujourd’hui ? Ne rejette-il pas la résurrection dans une transcendance tellement inaccessible qu’elle en devient insignifiante pour nous ?

b. Dans l’histoire du christianisme et des religions, on trouve, le plus souvent, un second type de réponse. On tient à parler de l’au-delà et on pense y arriver, même s’il reste à certains égards, mystérieux. Ainsi, la chrétienté du Moyen Age décrit l’enfer, le purgatoire, le paradis, explique comment on y entre, raconte ce sui s’y passe ; les peintres n’hésitent pas à en proposer une représentation visuelle détaillée. On fait de l’au-delà un lieu à côté du notre, à la fois autre parce qu’ailleurs, et semblable par sa nature spatiale. Les théologiens de l’ « histoire du salut » le conçoivent comme une époque qui suivra la nôtre, différente certes, mais dotée d’une structure temporelle analogue : au dernier jour, se produira la résurrection, les morts sortiront du tombeau, et commencera l’existence du Royaume. Dans les deux cas, on tient un discours non critique qui transpose, comme si cela ne posait aucun problème, les notions d’espace et de temps qui caractérisent l’ici-bas. On décrit l’au-delà à partir et en fonction de notre perception du monde, en opérant une projection de nos expériences et de nos désirs. On le réduit ainsi à un reflet idéalisé de ce que nous connaissons. Cette image, évidemment fausse, a, de plus, l’inconvénient de ne pas nous interpeller ni nous mobiliser pour l’action présente. La croyance en l’au-delà se trouve déconsidérée et dévalorisé par des représentations naïves et primaires qui ne résistent pas au moindre examen critique. La foi en la vie éternelle se dégrade alors dans des superstitions qui lui enlèvent toute crédibilité.

c. Reste une troisième possibilité, que Tillich croit discerner dans le Nouveau Testament, et qu’il préconise. Elle consiste à se servir d’un discours indirect, à parler par paraboles, ou, plus exactement, par symboles. Le symbole, tel que Tillich le comprend, exprime à la fois un savoir et une ignorance, une présence et une absence, un avoir et un manque. On peut le rapprocher du sacrement qui indique la venue vers nous du Christ ; la nécessité même de l’indiquer prouve bien que demeure une distance et qu’alors même qu’il s’approche de nous le Christ ne se trouve pas totalement là. Quand elle parle de Dieu, la vie éternelle, du Royaume, la Bible utilise une série d’images qui permettent d’entrevoir et non de voir. Elles nous font effleurer l’ultime, mais ne le cernent pas. Elles en donnent un sentiment, et non une connaissance, comme, dans un autre domaine, le fait l’art. Nous ne possédons pas la vérité dernière, et pourtant elle nous parvient, nous saisit et s’inscrit en nous par la foi.
            Pour Tillich, Dieu est à la fois immanent et transcendant, proche et lointain, familier et différent. Sa réalité et son action nous atteignent nous atteignent et nous transforment. Elles nous habitent  et nous échappent. Aussi, s’expriment-elles par des symboles. Ils forment un langage qui parle de ce que nous ne maîtrisons ni ne dominons, et qui, cependant, nous touche. On ne peut pas décrire l’au-delà, car cela reviendrait à discourir sur l’ineffable, à dire l’indicible ; on ne respecterait pas la transcendance. On ne peut pas non plus se taire, ou se contenter d’affirmer que la vie éternelle est, sans dire, si peu que ce soit, ce qu’elle est. On n’oublierait et on masquerait que la foi implante en nous la vie éternelle, et, de ce fait, nous donne une certaine expérience de l’au-delà. Entre la description insensée et le silence intenable, se dessine la voie de l’évocation qui respecte à la fois la présence, le don de la vie éternelle dès maintenant, et sa non-puissance dans le présent. Le symbole représente cette voie.
4.3. Les symboles de l’au-delà

Tillich va donc essayer de dire quelque chose qui restera forcément limité, partiel, approximatif, allusif à partir des symboles qui servent à désigner la vie éternelle. Quels sont ces symboles ? Dans la tradition chrétienne, on en rencontre essentiellement trois : l’immortalité de l’âme, la résurrection des corps et le Royaume de Dieu. Examinons-les successivement.

a. Pour l’immortalité de l’âme, Tillich se montre très sévère, sans toutefois la rejeter totalement. Il estime que ce symbole, emprunté par les chrétiens à la culture greco-romaine (ce qui, en soi ne le disqualifie pas), altère et déforme considérablement le message évangélique. De plus, contrairement à ce que l’on croit souvent, sous sa forme moderne il représente une trahison plutôt qu’un prolongement du platonisme moderne. Il comporte trois gros défauts :
D’abord, il fait de la vie éternelle une qualité ou une propriété naturelle de l’homme. De par la constitution de notre être, une partie de nous échapperait à la mort. Or, il ne va nullement de soi qu’un élément de notre personnalité survive ou revive après notre décès biologique. Pour la Bible, écrit Tillich, « il n’y a pas d’immortalité naturelle de l’homme ; il vient de la poussière et y retourne ». L’homme ne possède pas la vie. En le dotant d’une âme immortelle, on lui attribue ce qui attribue à Dieu seul : l’immortalité. On méconnaît donc sa structure et son essence ontologique. La mention, évidemment mythique, mais pleine de sens de l’arbre de la vie dans le jardin d’Eden aux chapitres 2 et 3 de la Genèse l’indique bien : l’homme doit manger de son fruit, sinon il meurt ; ce qui montre bien que la vie ne lui appartient pas. Il la reçoit comme un don qui lui vient de Dieu. Dans la logique de la thèse  de l’immortalité de l’âme, « Dieu n’est presque plus nécessaire ».
Ensuite, le symbole de l’immortalité de l’âme enlève au décès son caractère radical. La mort ne concerne l’homme dans sa totalité. Elle n’atteint pas l’existence tout entière. Elle ne touche pas à l’essentiel. Elle ne représente pas la menace cruciale d’un anéantissement qui ne laisse aucun reste. On voit en elle seulement une transformation et une mutation. A une certaine époque, dans les catéchismes et les prédications, on comparait volontiers la mort à la transformation d’une chenille en papillon (…). On pourrait rapprocher cette affirmation à celle de Menoud (qui vaut seulement pour le croyant) que le décès ressemble à « une crise de croissance ». La mort représente, alors, un passage important certes, mais nullement une fin redoutable. Il s’agit d’un processus naturel, et non pas de ce « dernier ennemi » dont parle Paul (…).
Enfin, au moins sous sa forme populaire, ce symbole pousse à concevoir la vie éternelle comme la copie ou le double de notre existence temporelle, avec cette seule différence que notre corps disparaît (ce qui sous-tend un dualisme contestable de l’âme et du corps, et un mépris pour le charnel). Autrement dit, on imagine une finitude sans fin, et on tombe ainsi dans une contradiction. De plus, cette existence qui ne se terminerait jamais ne connaîtrait, de ce fait, aucun accomplissement, et, du coup, aurait quelque chose de désespérant et d’infernal.
Pour Tillich, l’éternité ne constitue pas un temps semblable à celui de la vie terrestre qui se prolongerait indéfiniment, mais une autre qualité d’existence. Elle signifie un dépassement et une transcendance (mais pas une élimination)  de la temporalité. Nous ne pouvons certes pas nous la représenter, puisque nous sommes enfermes dans le temps. Par contre, nous percevons facilement l’inadéquation d’images par trop élémentaires.
Certes, le thème de l’immortalité de l’âme contient aussi, comme tout symbole, de la vérité. Il nous rappelle que nous appartenons simultanément à deux ordres, à celui du transitoire, du passager, et à celui du fondamental et de l’essentiel. Son erreur est de répartir cette dualité entre deux parties de notre être, alors qu’elle affecte notre être tout entier. Même si on le comprend et l’interprète justement, en évitant les distorsions (…), ce symbole paraît maladroit, et il a plutôt tendance à nous égarer, et il vaut mieux l’éviter.

b- Tillich juge très supérieur le symbole de la résurrection des corps. Comme celui de l’immortalité de l’âme, il a une origine non biblique. Il vint du parisisme iranien auquel l’ont emprunté certains courants du judaïsme (par exemple, celui des pharisiens), tandis que d’autres (comme celui des sadducéens) le refusaient. Il a été adopté par les auteurs du  Nouveau Testament. Malgré sa valeur et sa pertinence, il comporte une faiblesse et un danger. A cause de son caractère hautement figuratif, il prête, plus que l’immortalité » de l’âme, à des interprétations littéralistes qui favorisent des pratiques superstitieuses et des représentations et des représentations absurdes ; l’histoire de la chrétienté occidentale le montre abondamment.
Afin  d’éviter ce risque, Tillich insiste beaucoup sur l’expression « corps spirituel », employé par Paul dans 1 Co 15, 44. On ne peut pas donner un contenu positif à cette expression mystérieuse. Par contre, on voit les négations qu’elle comporte. Tel un panneau de circulation automobile, elle indique des « sens interdits ». Elle en signale deux. La mention du corps, d’abord, détourne d’imaginer l’homme ressuscité comme un fantôme et un esprit ; elle s’oppose à une dévalorisation du charnel. Ensuite, la précision « spirituel » écarte toute figuration d’un corps ressuscité semblable à celui que nous avons maintenant ; elle empêche d’établir une analogie trop étroite entre la vie éternelle et l’existence spatio-temporelle de la terre. Tillich conclut cette analyse en écrivant « Paul ne pouvait pas en dire plus, et je crois que nous non plus.»
A cote de cet inconvénient, le symbole de la résurrection des corps représente trois avantages. Premièrement, il affirme que la vie éternelle vient d’un acte de Dieu qui nous la donne ; elle n’appartient pas à la nature de l’homme. Nous ne continuons pas, ou une partie de nous ne continue pas à vivre : nous mourrons et Dieu nous ressuscite. Deuxièmement, il souligne le caractère personnel et individuel de la vie éternelle. En effet, notre corps fait de nous un être distinct des autres, séparé d’eux par une frontière nette, qui ne se confond pas et ne se mélange pas avec eux. Dans cette perspective, Tillich estime que dans l’éternité, il y aura une conscience personnelle, même si elle diffère de celle que nous avons actuellement. « La résurrection, affirme-t-il, n’est pas la création d’une nouvelle réalité à la place de l’ancienne, mais la transformation de l’ancienne, à la suite de sa mort.» Il nous est ainsi dit que nous garderons notre identité. Troisièmement, la résurrection des morts se situe dans la ligne de la  création. Dieu ressuscite l’homme comme il l’a créé. Il lui a donné la vie éternelle, et il lui donne la vie éternelle. Il y a ainsi une continuité et une cohérence entre les divers symboles bibliques.

c.- La Bible utilise un troisième symbole : celui du Royaume de Dieu (précisé par l’image de « nouveaux cieux » et d’une « nouvelle terre »).Il met en lumière le caractère nécessairement global, cosmique et universel de la vie éternelle. Elle ne concerne pas seulement la personne humaine. Elle intéresse, affecte, touche l’ensemble de ce qui existe. Cette universalité a deux aspects :
D’abord, elle découle de la présence et de l’action de Dieu en toute chose et en tout être. Le Royaume, comme la création, englobe la totalité de l’univers, l’ensemble de ce qui existe. Aucune réalité n’est, ni ne peut devenir totalement mauvaise ou négative. Rien ne se trouve hors de la portée de l’action salvatrice de Dieu. Le thème de l’enfer et de la damnation éternelle contredit la bonté foncière de la création, affirmé par le premier chapitre de la Genèse. Il n’existe pas d’endroit entièrement et définitivement mauvais. Même perverti et abîmé, le monde continue de dépendre de Dieu et de bénéficier de son soutien. Le Royaume symbolise une restauration et une réconciliation cosmique ; chaque élément et chaque être y existe en accord avec lui-même, avec les autres et avec Dieu. 
Ensuite, cette universalité traduit une structure essentielle et caractéristique de l’existence humaine, à savoir l’impossibilité de disjoindre le soi du monde qui l’entoure. De multiples relations nous constituent. Elles font partie de notre personnalité. Nous ne sommes pas seulement nous. Nous sommes aussi nos parents, nos amis ; d’une certaine manière, ils font partie de nous. De même, les lieux et les objets auxquels nous sommes attachés, les livres qui nous ont marqués, les œuvres d’art qui nous ont émus, les événements que nous avons vécus, forment des composantes de notre être et ne peuvent s’en dissocier. Notre salut implique le salut de tout cela. Une vie éternelle qui ne le prendrait pas en compte serait mutilé, amputée, et sans réalité ni consistance.
Aux yeux de Tillich, le symbole du Royaume signifie que le salut est forcement universel. Le salut de chacun exige celui de son monde, et de proche en proche celui de tout ce qui existe (…).
Cependant, cette universalité du salut qu’implique le symbole du Royaume, pour vrai qu’elle soit, comporte un danger que Tillich signale : faire croire que le salut s’obtient automatiquement et facilement. Du coup, on risque d’oublier qu’il demande un acte de Dieu. La mort perd alors son caractère dramatique, et le monde ne comporte plus du négatif que Dieu doit surmonter dans le monde. On verse dans un optimisme superficiel et faux. En ce sens, les symboles, par ailleurs très contestables, du jugement dernier et de la damnation possèdent une certaine pertinence. Ils ont de la justesse quand on ne les prend pas à la lettre, et qu’on y voit le rappel des menaces qui pèsent sur nous, et des distorsions que subit l’existence.  


4.4. En Dieu

            Ces symboles relèvent du message et de l’évocation plus que du savoir ou de la connaissance. On peut, cependant, en tirer un certain nombre d’indications. Ils nous donnent cinq enseignements sur la vie éternelle.

a. Elle ne constitue pas un processus naturel, qui ne résulte d’un effort ou d’un travail de l’être humain. Elle vient d’un acte de Dieu. Par nous-mêmes, nous sommes poussière et destinés à redevenir poussière. Nous ne possédons jamais la vie éternelle, mais Dieu nous la donne.

b. Elle n’implique nullement et à aucun degré une divinisation de l’homme, ni sa fusion avec Dieu. Le Créateur demeure créateur et la créature reste créature. Nous ne sommes pas absorbés ni engloutis dans le grand tout. Nous ne nous dissolvons pas en lui, et ne nous identifions pas, non plus, avec lui. Nous ne devenons pas Dieu ni une partie de Dieu. Dieu nous donne et nous garde une place en lui ; il ne fait pas de nous des êtres infinis et ultimes. « Notre finitude ne cesse pas d’être finitude, affirme Tillich, mais elle prise dans l’éternel, l’infini. »

c. Nous ne perdons pas notre personnalité. Aux yeux de Tillich, les symboles chrétiens de la résurrection et du Royaume se différencient nettement sur ce point des symboles bouddhistes de la réincarnation et du nirvana. L’absence de mémoire d’une réincarnation à l’autre ne permet pas d’assurer une continuité du sujet. Quand on atteint le nirvana, la conscience de soi disparaît. Le bouddhisme fait de la personnalité une illusion destinée à se dissiper et à s’évanouir. Le christianisme la considère comme une réalité destinée au salut et à la vie éternelle.

d. Cette reprise ou ce recul en Dieu entraîne une transformation de ce que nous sommes et un changement de nos conditions d’existence. Notre personnalité ne disparaît pas, mais elle ne reste pas identique à ce qu’elle était. Tillich ne cesse de mettre en garde contre les représentations de la vie éternelle qui y voient l’existence actuelle prolongée sans fin. Tout en demeurant les mêmes, nous devenons autres. Il s’opère une sorte de purification que Tillich, reprenant ne expression de Schelling, appelle « essentialisation », parce qu’elle nous rend conformes à notre essence. Elle élimine le négatif, ou, plus exactement le maîtrise et l’intègre. Le négatif naît des tensions qui déchirent l’existence terrestre et en font un drame, par exemple celles entre un individu et la communauté (ou entre l’affirmation de soi et le respect des autres), entre la dynamique et la forme (ou entre les risques à prendre et les sécurités à préserver), entre la liberté et la destinée (ou entre ce que je recherche et ce que l’on m’impose), etc. Ces oppositions ne disparaissent jamais, elles constituent l’existence. Mais quand la vie éternelle surgit, aujourd’hui de manière fragmentaire, ultimement de manière définitive, elles suscitent une créativité harmonieuse au lieu d’engendrer des conflits destructeurs. Elles ne nous empêchent plus d’exister selon notre vérité, conformément à notre nature, c’est-à-dire en accord avec la volonté de Dieu qui nous a créés. La mort fait partie de la vie ; elle en est un des éléments constitutifs. La vie éternelle ne la supprime pas, par conséquent, mais la tient en échec.

e. Quoi qu’on fasse, on se heurte toujours à l’impossibilité de décrire positivement en quoi la vie après la mort. On ne peut en parler  que négativement et indirectement, en joignant de manière paradoxale deux négations apparemment opposées. Ainsi, on déclare que la vie éternelle « ni la continuation, ni l’extinction du ‘Je’conscient » ; ou bien on affirme qu’elle est éternité et non temps sans fin, mais que cette éternité loin d’exclure inclut la temporalité ; ou bien encore, on emploie l’expression « corps spirituel ». On a mis de chaque coté un panneau indicateur, mais on ne peut pas décrire ce qui se trouve entre les deux panneaux. Ce qu’ils indiquent se trouve hors de notre vue, au-delà de notre intelligence, et nous échappent nécessairement. Voila ce que Tillich pense pouvoir et devoir dire sur la vie après la mort. L’éternité promise dans l’Evangile signifie, selon lui, l’inscription de notre personne dans la vie et dans l’être de Dieu. Dieu reprend, recueille et maintient en lui tout ce qui constitue notre existence. « La vie éternelle, écrit Tillich, est vie dans l’éternel, vie en Dieu » Il parle de « panthéisme eschatologique » ; cette expression indique qu’à la fin (eschatologiquement), tout se trouve en Dieu (pan veut dire tout, et théos, d’où vient theisme, Dieu). Aller plus loin nous ferait transgresser les limites de ce que le langage symbolique suggère pour entrer dans des descriptions qui nous fourvoieraient. « Quand nous oublions que les images ne sont que des images, nous tombons dans l’absurdité et l’illusion. » Quand, à l’inverse, nous oublions qu’elles sont porteuses de sens, et que nous en faisons des fantasmes, nous nous fermons à la vérité et à l’espérance qu’elles ont le pouvoir de nous communiquer.

4.5. Existentiel et ontologique

Un rapide parallèle entre Bultmann et Tillich conduit à présenter quatre remarques :

a. Le christianisme du Moyen Age et la théologie de l’ « histoire du salut » prétendent apporter des connaissances assez complètes sur ce qui suit la mort. Même s’ils admettent et reconnaissent des ignorances, ces deux systèmes de représentations donnent beaucoup de renseignements, fournissent de nombreuses informations et décrivent les grandes lignes de l’au-delà.
Au contraire, avec Bultmann et Tillich, nous avons affaire à des conceptions plus modeste, qui ne cachent as leurs lacunes, et qui indiquent leur limites. Certes, ils affirment fortement l’essentiel, à savoir que Dieu donne la vie éternelle et que nous ne sommes pas destinés au néant. Leur agnosticisme ne porte pas sur le fait d’une vie post mortem, mais su ses modalités, sa manière d’être. On peut esquisser quelques traits, mais pas dessiner un tableau d’ensemble de l’au-delà. Les aperçus qu’en donne la foi ne permettent pas d’en développer une véritable connaissance. Par contre, ils suffisent à nous donner la force, les lumières et le courage nécessaires pour affronter le moment toujours redoutable du décès biologique.
b. Plus que sur une topographie de l’au-delà ou une temporalité de l’a-venir qui situent l’éternité ailleurs, dans une sphère ou une ère différente de la nôtre, Bultmann et Tillich mettent l’accent sur le présent et l’ici-bas. La vie éternelle naît et se développe maintenant, dans notre monde, même si elle a une dimension future qui appartient à un autre niveau de réalité. La foi se préoccupe d’abord et surtout de l’aujourd’hui du croyant. Le passé et la mémoire reconnaissante d’un coté, le futur et l’attente espérante de l’autre cote prennent sens en s’inscrivant dans le présent et en le qualifiant. Si on s’interroge sur ce qui arrivera après la mort indépendamment de ce que cela signifie dans notre actualité, on s’égare forcément. On ne voit pas la véritable nature de l’existence chrétienne et du message évangélique.
c. Bultmann assez discrètement, Tillich plus nettement posent la question de l’au-delà, du langage théologique, d sa pertinence, de son mode d’expression et de ses limites.
Selon Bultmann, de Dieu, de l’éternité et du surnaturel, on ne sait que leur impact sur l’homme. Je ne peux pas parler de Dieu tel qu’il est en lui-même, mais seulement de son action sur moi. J’ignore ce que sera l’éternité ; je connais seulement la manière dont elle affecte ce que je vis. Le discours croyant a une pertinence anthropologique (en tant qu’il décrit l’existence dans la foi, c’est-à-dire touchée par l’altérité divine, et transformée par l’interpellation évangélique) ;  par contre, si on en fait un énonce métaphysique qui prétend dire ce qu’est en elle-même la transcendance, il devient insensé.
De son coté Tillich refuse deux thèses : celle, qui conduit à l’agnosticisme, d’une totale disjonction entre ce que Dieu est et ce que nous en disons ; celle, qui débouche sur le dogmatisme, d’une large coïncidence entre la réalité de Dieu et le discours doctrinal. La relation entre dieu et le langage qui en parle présente une grande complexité ; elle relève de l’évocation qui indique, désigne, mais ne définit jamais ni ne cerne son objet.
Ces deux auteurs nous avertissent de l’impasse et de la contradiction où tombent tout discours dogmatique qui prétendrait décrire l’au-delà. En même temps, ils s’interrogent, chacun à sa manière, sur le juste langage, anthropologique selon Bultmann, symbolique selon Tillich.
d. Par certains côtés, les théologies de Tillich et de Bultmann se ressemblent et se rejoignent. Pourtant, elles répondent à des projets très différents, voire divergents et contradictoires. Bultmann condamne toute tentative pour expliquer le message évangélique, ce qui, à ses yeux, revient à le domestiquer. Il nous demande de nous laisser atteindre et transformer par lui, au lieu d’essayer de l’enfermer dans nos catégories de pensée.
Tillich, au contraire, veut en proposer une interprétation d’ensemble. Il s’efforce de rendre intelligible  ce que vit la foi par une réflexion ontologique, c’est-à-dire qui porte sur l’être. Tillich connaît bien l’existentialisme, et partage la plupart de ses critiques  contre la philosophie et la théologie classiques (…). Il exprime à plusieurs reprises une grande admiration pour Bultmann, en qui il voit le maître des études contemporaines sur le Nouveau Testament.
Néanmoins, Tillich ne se rattache pas à l’existentialisme. Il estime se situer à sa frontière, non en son sein. Il juge très important son apport. Il pense qu’on ne peut pas l’ignorer ni se dispenser d’en tenir compte. Cependant, il lui reproche de ne pas aller assez loin, de tourner court. La théologie, a effectivement, pour fonction de décrire ma rencontre avec Dieu (qui, pour un chrétien, s’effectue par le Christ), et de dire ce qu’il représente pour ma vie. Toutefois, cela suppose qu’il mette l’Évangile en rapport avec la culture, la philosophie, la science. Elle doit élaborer une vision globale des choses. Le théologien ne peut pas se contenter de raconter l’histoire biblique, de témoigner de son propre cheminement et d’affirmer ses convictions. Il ne fait sont travail que s’il s’efforce de développer une conception cohérente de l’univers, qui permette de rendre compte de l’être et de l’action du Christ de manière à leur conférer une intelligibilité (…).

Conclusion

            Après notre décès, nous continuons d’une manière ou d’une autre à exister. Cette vie après la mort, comme l’existence actuelle et tout ce que nous avons, nous viennent de Dieu de qui nous la recevons. Nous ne sommes pas, et nous ne serons jamais en état de décrire, de dire en quoi elle consiste, et comment les choses s’y passent. Nous pouvons néanmoins non seulement affirmer qu’elle est, mais affirmer dans une certaine mesure ce qu’elle est. La description est impossible, parce qu’il existe toujours une distance et une différence entre ce que nous percevons de la vie éternelle et sa réalité qui nous dépasse. L’évocation est possible parce qu’il y a une distance irréductible, il existe également une relation que suscite et que développe la foi ; elle nous donnent un sentiment, mais non une connaissance de l’au-delà. « Aujourd’hui, écrit l’apôtre Paul, nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière confuse. »
            Cependant, les indications que l’on peut discerner ne doivent pas faire oublier la nature performative e non informative de tout discours chrétien sur ce qui suit la mort. Il ne faut pas que nos curiosités, toutes légitimes soient-elles, nous détournent de ce qui constitue le cœur et le centre de la foi : non pas ce qu’est en lui-même l’avenir qui nous attend, mais la manière dont il s’inscrit dans notre présent, lui confère une qualité particulière, et l’oriente vers une finalité. Si le Christ vit en nous, le reste devient secondaire, et nous sera donné par surcroît.



CHAPITRE III

 LA RESURRECTION DE JESUS

1. « en elle-même » et « pour nous »[10]

            La prière eucharistique, centre et source de la vie de l’Église est soutenue par la certitude de foi. : la présence réelle du Christ ressuscité dans les espèces eucharistiques du pain et du vin. Et c’est pour cette raison qu’après la consécration l’assemblée acclame, enthousiaste et pleine d’espérance : « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta Résurrection et nous attendons ta venue » ou « Gloire a toi qui était mort, gloire a toi qui est vivant, notre Sauveur et notre Dieu : Viens, Seigneur Jésus ! »
            La Résurrection est le couronnement de l’histoire et la confirmation que le salut de l’homme n’est pas une utopie mais une réalité. En tant que victoire décisive sur tout mal et sur toute limite humaine, en tant que prémices et préambule de notre Résurrection, elle donne un élan décisif à l’engagement du chrétien dans le monde et à ses espérances en l’avenir. Comment parler, cependant, de la Résurrection aujourd’hui ?

1.1. La Résurrection, mystère qui est à la source de l’annonce chrétienne

            Dans le christianisme, la Résurrection de Jésus a constitué depuis le début le fondement de la foi et le contenu essentiel de la prédication. Les premiers chrétiens en parlaient dans une attitude qui était à la fois de participation et d’émotion, jamais de façon détachée.
            Outre toutes les prophéties concernant du futur messie à la lignée de David et son action thaumaturgique, sa mort et sa résurrection-glorification furent les éléments essentiels du kérygme apostolique. (cf. Ac 2, 14-39 ; 3,13-26 ; 4,10-12 ; 5,30-32 ; 10, 3-43 ; 13,17-41), tout comme ils le sont de la catéchèse actuelle de l’Église : « Nous vous annonçons la Bonne Nouvelle : la promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie en notre faveur a nous, leurs enfants : Il a ressuscité Jésus » (Ac 13, 32-33).
            La résurrection de Jésus est la vérité culminante de notre foi dans le Christ, crue et vécue comme vérité centrale par la première communauté chrétienne, transmise comme fondamentale par la Tradition, établie par les documents du Nouveau Testament, prêchée comme partie essentielle du mystère pascal en même temps que la Croix. »
           
            Quelques précisions sur la résurrection

                L’apôtre Paul Considérait la Résurrection  comme la pierre angulaire du mystère du Christ, critère absolue de la vérité de son Évangile. Aux fidèles de Corinthe, qui nourrissaient des doutes sur la réalité de la Résurrection, il écrit avec une grande sincérité : « Si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi est notre foi. Il se trouve même que nous sommes des faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté contre Dieu qu’il a ressuscité le Christ, alors qu’il ne l’a pas ressuscité » ( 1Co 15, 15-16).
                Afin de justifier la réalité et l’authenticité de cet événement, Paul rapporte un précieux passage du plus vieux recueil de prédication ou de catéchèse chrétienne (datable des environs de l’an 40 av. J.-C.), entièrement centré sur la mort et la Résurrection de Jésus. Faisant en fait référence à l’ « Évangile » qu’il à reçu à l’époque de sa conversion et qu’il a transmis aux Corinthiens, il dit : « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1 Co 15, 3-4). Le même Paul poursuit : il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois […] ; ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et, en tout dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton » (1 Co 15, 5-8).


                Dans ce passage, la Résurrection de Jésus est évoquée par le verbe grec egégertai (« il a été ressuscité » : le parfait passif indique un événement du passé qui dure encore dans le présent), accompagné de deux indications.
            La première, « le troisième jour » est d’ordre chronologique mais avec des conséquences théologiques : la mort de Jésus, tout en étant réelle (cf. le péremptoire «  est mort et a été mis au tombeau »), ne provoqua pas le délabrement de la décomposition du corps comme dans le cas de Lazare dont le corps, mort depuis déjà quatre jours, dégageait une odeur putride (Jn 11,39). Jésus mourut réellement, mais la mort ne remporta pas la victoire définitive sur lui, car elle fut vaincue par la Résurrection.
            L’autre précision concerne le fondement scripturaire : « selon les Écritures ». Il s’agit là d’une référence aux allusions vétérotestamentaires  (cf. Dt 32,39 ; 1 S 2, 6 ; Is 38,16 ; Os 6,2 ; Jon 2,7 ; Ps 16, 10 ; 30,3-4). Pour la mentalité juive, le recours a l’Écriture avait, en tant que témoignage, plus de valeur que l’expérience personnelle même des disciples.
            Pour souligner davantage la réalité de la Résurrection de Jésus, Paul parle des apparitions du ressuscité en utilisant le verbe ôphthê (« il fut vu », « il apparut ») qui concerne non pas des rêves ou des visions subjectifs (cf. Ac 16, 9), mais des perceptions réelles et extérieures au sujet. L’apôtre fait un inventaire des témoins du Ressuscité, qui se divisent en six catégories, choisies parmi les plus significatifs et autorisées :
  • Céphas ou Pierre, chef des apôtres (cf. Lc 24, 34) ;
  • Les Douze, terme technique utilisé pour indiquer le collège des douze apôtres au sens strict, indépendamment du nombre exact des présents lors des apparitions (cf.Lc 24, 36-43 ; Jn 20, 19- 23) ;
  • Plus de cinq cents frères : il s’agit d’hommes et de femmes pour le plus grand nombre encore vivants, appartenant aux premières et courageuses communautés chrétiennes, et qui faisaient l’objet d’attentions particulières de la part des apôtres et des témoins véridiques des apparitions de Jésus ;
  • Jacques, dit « le mineur » (cf. Mc 15, 40), compte parmi les proches ou « frères » de Jésus (cf. Ga 1, 19 ; Mc 6,3) : il avait un prestige particulier car il était à la tête  de la communauté chrétienne de Jérusalem (Ac 21, 18-19 ; Ga 2,9) ;
  • Tous les apôtres : il s’agit du collège apostolique élargi à ses disciples qui, a travers la manifestation du Ressuscité, avaient reçu la mission de prêcher l’Évangile et la Résurrection (cf. 1 Co 1, 15-17 ; Ga 2, 8-17 ; Rm 1, 5 ; 10, 14s ; Ep 2, 30) ;
  • Paul, témoin de Jésus ressuscité qui lui apparut sur le chemin de Damas (cf. Ac 9,3-7 ; 22,6-21 ; 26,12-18).
            L’apôtre ne mentionne pas explicitement les apparitions aux femmes (cf. Jn 20 1-2 ; Lc 24,1-10), probablement parce qu’en raison de la culture juive de l’époque, leur témoignage n’avait pas de valeur juridique.

1.2. La Résurrection, source de compréhension du mystère de Jésus

            Il est notable que les quatre évangiles sont très sobres dans leur façon de présenter l’événement de la Résurrection de Jésus, qui surprend les disciples dans une situation de découragement, de déception et de trouble en raison de la fin peu glorieuse de leur maître. L’enthousiasme suscité par la transfiguration (Mc 9, 2-10 ; Mt 17,1-9 ; Lc 9, 28-36) et les miracles de la résurrection dont ils avaient étaient témoins oculaires (que ce soit Pierre, Jacques et Jean ou les autres disciples et la foule), s’était transformé en tristesse. Avant sa passion et sa mort, Jésus avait en effet ressuscité la fille de Jaïre, le chef de la synagogue (Mc 5, 21-24.35-43 ; Mt 9,18-19.23-26 ; Lc 8, 40-42.49-56), le fils de la veuve de Naïn (Lc 7, 11-17) et Lazare de Béthanie, frère de Marthe et Marie (Jn 11, 1-45). Il avait également explicitement prédit l’événement de sa Résurrection, qui devait avoir lieu le troisième le troisième jour après sa mort (cf. Mc 8, 31 ; 9, 31 ; 10, 34).
            Malgré cela, la Résurrection de Jésus semblait ne pas rentrer dans la compréhension et les attentes des disciples (cf. Mc 9,10). Sa mort avait provoqué une douleur si profonde qu’elle avait anéanti toute espérance.  Pour reconquérir leur confiance, il fallut une longue pédagogie de rencontres et de preuves de sa réalité de Ressuscité : se faire toucher par Thomas (cf. Jn 20, 27), faire route (cf. Lc 24,15) et manger avec eux (cf. Lc 24, 42-43 ; Jn 21, 10-12).
            Les reproches de Jésus ressuscité face à la stupeur et à l’incrédulité de ses disciples sont fréquents :

            « O cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans la gloire ? » (Lc 24, 25-26) ; « Pourquoi tout, et pourquoi des doutes montent-ils en votre cœur ? » (Lc 24, 38).
            Exemplaire est l’épisode des disciples d’Emmaüs, qui s’éloignaient de Jérusalem tristes et déçus par le naufrage de leurs rêves de liberté : « Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël ; mais, avec tout cela, voila le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées ! » (Lc 24, 19-38).

            En apparaissant, Jésus sa fait exégète de sa carrière messianique à la lumière des promesses vétérotestamentaires : « Commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui les concernait » (Lc 24, 27).
            Ce n’est donc qu’a Pâques que les disciples comprennent pleinement le mystère de leur maître. Il est vrai qu’ils avaient déjà vu auparavant en lui le prophète plein d’attraits, le puissant thaumaturge et le Messie promis. Mais l’événement de sa Passion et de sa mort avait provoqué chez eux le désarroi et jusqu’au reniement. Pierre, qui avait confessé Jésus comme « le Christ, le Fils du Dieu vivant » (cf.Mt 16, 16), face à Jésus emprisonné et humilié (cf. Mt 26, 67), admet ne plus le reconnaître : «  Je ne connais pas cet homme » (Mt 26, 72).
            C’est donc l’avènement merveilleux et inattendu de la Résurrection qui apporte aux disciples la vraie compréhension de Jésus. La lumière de la Paque illumine dans sa réalité authentique la carrière terrestre de Jésus ; ainsi les disciples passent-ils d’une reconnaissance superficielle et incomplète à la confession convaincue et à l’annonce inlassable, jusqu'à donner leur propre vie dans le martyre. C’est la Résurrection qui redonne de fait à Pierre et aux disciples la foi et l’enthousiasme pour Jésus, en les faisant diffuseurs tenaces et persévérants de son Évangile de salut.

1.3. La Résurrection n’est pas reviviscence, ni immortalité de l’âme, ni réincarnation, ni simple souvenir du maître Jésus

            La Résurrection fait partie du « mystère pascal », événement salvifique d’une extrême richesse, qui comprend la mort (vendredi saint), le descensus ad inferos (samedi saint) et la glorification (dimanche de Pâques), Ascension (quarante jours après la Paque) et Pentecôte (cinquante jours après la Paque). Les Pères appelaient cette période, qui va de Paque à la Pentecôte, un unique grand dimanche.
            Dans le Nouveau Testament, l’événement de la Résurrection est indiqué par d’autres termes également : exaltation, glorification, ascension, seigneurie cosmique, entrée dans le sanctuaire céleste (cf. He 9, 11-12), présence (« Jésus vit », 2 Co 13,4 ; Rm 14,9). Le langage de Résurrection  s’affirma parce qu’il était le plus clair et le plus complet pour indiquer le retour à la vie de celui qui était mort.
           
            La Résurrection n’est pas reviviscence et n’est donc pas un simple retour à la vie terrestre avec une deuxième mort obligatoire, comme dans le cas de la fille de Jaïre, du fils de la veuve de Naïn et de Lazarre. Ces miracles, même s’ils ramenèrent à la vie des personnes mortes, restituèrent leur corps à la vie humaine ordinaire, dans l’espace et le temps. C’est la raison pour laquelle ces personnes durent mourir une seconde fois.
            La Résurrection n’est pas seulement immortalité de l’âme, selon une perception gnostique relativement diffusée dans les premiers temps du christianisme. Dans ce cas il s’agirait d’une sorte de « semi-résurrection » (Tertullien, De resurrectione, 2). La Résurrection concerne l’entrée dans la vie sans fin du corps de Jésus et, donc, de toute son humanité (…).
            La Résurrection n’est pas non plus réincarnation (samsara), comme dans les croyances hindoues ou bouddhistes, dans lesquelles on parle de renaissance ou de rechute de l’homme dans une nouvelle existence terrestre par le passage ou la transmigration de l’âme d’un corps à un autre, une série innombrable de fois.
            La Résurrection n’est pas plus le simple souvenir de Jésus et de son enseignement, qui aurait provoqué dans l’âme des disciples la conviction qu’il est présent après sa mort. La Résurrection n’est pas une création psychologique des disciples, mais bien un événement concret qui,  bien avant d’intéresser ses disciples, concernait essentiellement Jésus et l’entrée dans la vie éternelle de son corps mortel.
            Cet événement fut considéré par la première communauté chrétienne comme un fait réel : « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ! » (Lc 24, 34). Cela signifie que ce fut la rencontre de Jésus ressuscité qui provoqua chez les disciples la foi en la Résurrection, et non l’inverse. La Résurrection ne fut pas la conséquence, mais la cause de la foi des disciples.
            Il ne s’agissant pas d’une réalité créée par les disciples par imposture (comme le voulaient les grands prêtres et les pharisiens ; Mt 27,62-65), par hallucination (selon des interprétations rationalistes dépassées) ou par conversion postpascale aux enseignements de Jésus, indépendamment des apparitions et du tombeau vide (selon une ligne d’interprétation contemporaine). Dans ce cas-là, il y aurait eu une ignoble manigance et il ne s’agirait que d’une reviviscence psychologique de l’enseignement de Jésus. Cela va contre la réalité des faits. Apres la mort de Jésus, les disciples étaient tristes, peureux, sceptiques, incrédules, durs de cœurs et dubitatifs (Lc 24, 18 ; Mc 16, 14 ; Mt 28, 17 ; Lc 24, 37). Seul un grand événement aurait pu les faire changer, leur redonnant leur enthousiasme primitif et pour marcher à sa suite.

1.4. La Résurrection est un événement transcendant, mais réel
           
            La Résurrection indique le fait que Jésus fut restitué avec son humanité à la vie glorieuse, pleine et immortelle de Dieu. Par conséquent, son corps ressuscité, tout en gardant son identité et sa réalité humaine, fut habilité à vivre éternellement en Dieu. On se trouve dans le cas de la transfiguration glorieuse du corps qui devient, comme dit saint Paul, un corps « pneumatique » (spirituel : 1 Co 15, 44) dans le sens fort de corps entièrement envahi par le souffle vital de l’Esprit créateur de Dieu, qui le transforma de corruptible en incorruptible, d’ignoble en glorieux, de faible en fort (1 Co 15, 42-439, de mortel en immortel (1 Co 15, 53-54).
            On peut se demander ici en quel sens on peut considérer un tel événement comme historique. Si l’on applique les critères bien connus d’authenticité historique, on peut affirmer que la Résurrection est un événement historique parce qu’elle est attestée de façon concordante et abondante par divers écrits du Nouveau Testament. Elle constitue, en fait, le point culminant des quatre Évangiles et le fil d’or qui relie la prédication ecclésiale, de celle de Pierre lors de la première Pentecôte jusqu'à nos jours.
            En outre, affirmer l’historicité de la Résurrection signifie confirmer la réalité de cet avènement qui a vraiment eu lieu. Il faut préciser que la  Résurrection, en tant que passage instantané de l’humanité de Jésus de la mort à la vie divine trinitaire, est un événement essentiellement transcendant et métahistorique. Elle continue cependant à maintenir un lien solide et fondé avec l’histoire, à travers le constat du tombeau vide et la réalité des apparitions, qui constituent une rencontre mystérieuse entre transcendance de Dieu et immanence de l’homme, entre éternité et temps.
            De par cette nature intrinsèque « venue d’en haut », le fait que le Ressuscité se laisse reconnaître est un don de grâce. On peut probablement expliquer de cette façon le fait relativement étrange que les femmes et les disciples ne reconnaissent pas tout de suite le  Christ ressuscité. Ce n’est pas Marie-Madeleine, ni les disciples d’Emmaüs ou les apôtres qui le reconnaissent, mais c’est Jésus qui leur fait la grâce de se laisser voir et reconnaître. La Résurrection conserve, quoi qu’il en soit, une marge historique évidente, une face tournée vers l’histoire. C’est la raison pour laquelle on en trouve des témoignages dans les sources, par-dessus tout a travers les apparitions. Avec les apparitions, Jésus « touche » l’histoire. Et, ce « contact » donc être documenté. Il ne s’agit pas cependant d’une histoire immédiate mais médiate. Les Évangiles ne témoignent pas de la Résurrection dans son advenir ponctuel dans le temps : seul l’Évangile apocryphe de Pierre ose présenter grossièrement le moment de la Résurrection de Jésus, décrivant un énorme fantôme qu s’élève jusqu’au ciel. De façon immédiate l’histoire recueille la foi des disciples au Christ ressuscité sur la base des deux faits concrets : le tombeau vide et le cycle des apparitions.
            En se limitant à la tradition évangélique, on peut distinguer deux types de récits d’apparitions : les apparitions à des personnes privées comportant un schéma de narration libre (apparitions aux femmes : Mt 28, 9 ; à Madeleine : Jn 11, 18 ; aux disciples d’Emmaüs :Lc 24, 13-35 ; les apparitions officielles aux apôtres (Mt 28, 16-20 ; Mc 16, 14-18.19-20 ; Lc 24, 36-49 ; Jn 20, 19-23.24-29), avec un schéma fondamentalement fixe qui comprend l’apparition et la salutation de Jésus, la réaction d’incrédulité des disciples, le reproche de Jésus, la preuve de sa réalité et de son identité, l’envoi en mission.

1.5. La multiple signification de la Résurrection

            Une question peut se poser alors : quel est le sens de cet événement ? Qu’est-ce que Dieu a voulu nous dire par le fait insolite et retentissant de la Résurrection de son Fils ? Quel sens revêt la Résurrection pour Jésus et quelle valeur a-t-elle pour nous ? En d’autres termes, quels sont l’«en soi » et le « pour nous » d’un tel événement ?

1.5.1. La signification christologique et trinitaire de la Résurrection

            La Résurrection est avant tout la réponse de Dieu à la condamnation et au supplice infligés à Jésus par les hommes (cf. Ac 2,23-24 ; 3, 13-15 ; 4, 10-12 ; 5, 30-31 ; 10, 39-40 ; 13, 28-30). La Résurrection révèle Jésus comme « Seigneur et Christ » (Ac 2, 36), « Seigneur et Dieu » (Jn 20, 28), « Fils de Dieu » (Ac 13, 33). Elle confirme la divinité de Jésus qui, en tant que Fils de Dieu incarné, entre de nouveau dans la communion d’amour du Père avec son humanité ressuscitée. Il est vraiment « la Résurrection et la vie » (Jn 11,25).
            En second lieu, la Résurrection complète la révélation suprême du Dieu trinitaire : du Père, qui glorifie le Fils en le ressuscitant  et en l’élevant à sa droite ; du Fils, qui, avec son sacrifice rédempteur, mérite l’exaltation à la droite du Père ; de l’Esprit-Saint, qui s’affirme comme Esprit de vie et de Résurrection : « Mis a mort selon la chair[le Christ] a été vivifié selon l’Esprit » (1 P 3, 18 ; Rm 1, 4 ; 8, 10-11).
            Avec la Résurrection, l’humanité du Fils aboutit glorieuse dans la communion de Dieu Trinité. Avec l’Incarnation, elle avait été assumée par la personne divine du Verbe. Avec la Résurrection, elle porte à son apogée cette relation suprême qu’elle avait avec Dieu, en vivant de la vie même de la Trinité. Dans la communion trinitaire de Dieu est également présente l’humanité glorieuse du Fils.
            Enfin, avec la Résurrection de Jésus, ont débuté les derniers et définitifs événements salvifiques. En Jésus ressuscité l’eschaton est déjà présent dans toute sa prégnance de nouvelle qualité de vie divine.

1.5.2. La signification de la Résurrection « pour nous »

            Outre sa signification christologique et trinitaire, la résurrection a un sens sotériologique fondamental « pour nous » : « Si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé » (Rm 10,9). La Résurrection ne précède pas seulement, en guise de prémices, les résurrections futures, mais elle les rend possibles.
            La Résurrection devient l’événement de la reconstruction de l’amitié entre Dieu et l’humanité, l’événement par lequel la vie divine reflue abondamment comme prémices dans l’humanité du Christ (rédemption objective) et, à travers lui, dans toute l’humanité (rédemption subjective). Cette influence du Christ ressuscité n’est pas seulement exemplaire ou intentionnelle, mais réelle et efficace. En tant que Ressuscité, il a le pouvoir spirituel de transformer les hommes à son image pour les rendre fils du Père.
            La Résurrection de Jésus est la réalisation de la nouvelle humanité, libérée de la servitude du péché et de ses conséquences, telles que la mort ou le mal physique, moral et psychologique. Jésus ressuscité est l’homme nouveau qui entraîne dans ce destin de nouveauté l’humanité tout entière (…).
            Le geste de Pierre (Ac 3, 6-8), qui soulève l’impotent et lui redonne vigueur physique et joie spirituelle, est signe de la nouvelle humanité inauguré et réalisée par la Résurrection de Jésus.
            La Résurrection est également l’accomplissement de l’espérance humaine d’immortalité et de transcendance. Dans chaque être humain, il y a cette « espérance transcendantale » qui signifie un « oui » à sa  propre existence éternelle et à son caractère définitif de personne réalisée.
            La Résurrection de Jésus est l’expérience de la rencontre avec lui dans la fraction du pain, dans la communion eucharistique. Aux disciples d’Emmaüs, il se manifesta « dans la fraction du pain » (Lc 24, 35). Dans l’histoire, l’eucharistie n’est pas seulement le mémorial de la mort et de la Résurrection de Jésus, mais aussi la participation réelle à la vie divine du Christ ressuscité. Dans l’eucharistie, sacrement de la perpétuelle présence salvifique du Ressuscité dans l’histoire, se réalise notre rencontre salvifique avec lui. Après sa Résurrection, Jésus avait déclaré : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20). Le Christ ressuscité est présent dans son corps mystique et dans son corps eucharistique.

            La Résurrection de Jésus est également une expérience de vocation et de mission. Pour les disciples, la Résurrection constitua l’événement de leur « re-convocation » de la part de Jésus, après leur dispersion au moment de sa passion et de sa mort. Pendant quarante jours, de Pâques à l’Ascension, Jésus, à travers ses apparitions, rappela ses disciples à sa suite, donnant à Pierre et aux autres apôtres leur mission définitive. A Pierre, il ordonna de façon solennelle (il le répètera trois fois) de paître son troupeau : « Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jn 21, 15-19). Il commanda aux apôtres : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20,21) ; « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 18-20).

            La Résurrection de Jésus, outre une expérience de vocation et de mission, est également une expérience de pardon. Jésus ressuscité redonne à ses disciples son amitié et son pardon. Il ne s’arrête pas la, mais confirme aux apôtres le pouvoir de pardonner les péchés de l’humanité. Le pouvoir qu’il avait exercé durant sa vie sur terre est désormais confié à ses apôtres, comme son don de résurrection. Le soir de Pâques, en effet, Jésus, apparaissant aux disciples, leur confia la mission de remettre les péchés : « Recevez l’Esprit-Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux a qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn 20,22-23). La Résurrection de Jésus est pour les chrétiens expérience de miséricorde, de pardon, de renouveau spirituel, de participation à la victoire de Jésus sur le péché et sur la mort.

            La Résurrection constitua pour les disciples une expérience de conversion totale à lui. Ce n’est qu’avec la Résurrection qu’il y eut un véritable retour à lui, fondé sur la foi et sur l’abandon total à son pouvoir et à sa présence divine au milieu d’eux. Sur l’exemple de Pierre et Thomas, la Pâque nous donne des disciples définitivement convertis à la cause de Jésus et de son évangile. La conversion n’appartient donc pas seulement au temps prépascal, mais fait partie intégrante de la Paque, comme passage continue de l’incrédulité à la foi, de la tristesse à la joie, de l’immobilité de la peur a l’enthousiasme de la mission.

            La Résurrection de Jésus est également un événement de libération, en tant que transformation  radicale de l’humanité et de la nature, qui sont arrachées aux sphères négatives du péché, de la mort, de la souffrance physique, morale et psychologique. Avec la Résurrection de Jésus, l’homme  est rendu à sa liberté intégrale, et est inaugurée une nouvelle praxis de vie qui s’explicite dans l’annonce du Ressuscité et de son règne de justice, de paix et de solidarité humaine.

            La Résurrection est un événement de réelle promotion de la femme en tant que disciple, auditrice et messagère de la Parole de Dieu. Les profonds sentiments de fidélité et de piété des femmes leur donnent, d’une part, le courage de rencontrer les premières l’annonce retentissante de la Résurrection, de rencontrer les premières le Christ ressuscite et d’annoncer les premières cette extraordinaire nouvelle aux apôtres (Mt 28, 1-10 ; Lc 24, 8-11). Il s’agit d’une revalorisation  radicale des femmes, qui ne sont plus dernières mais premières dans le témoignage de foi au Christ ressuscité.

2. La Résurrection des Morts.

            Le chrétien professe : « J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir ». Beaucoup de gens croient a une vie d’outre tombe ; plus difficile est la foi en la résurrection des morts. Jésus, l’initiateur de la foi (He 12,2), y croyait (Mt 22, 23-32ss). Saint Paul place la résurrection des morts au cœur de son message : il annonce Jésus ressuscité et déclare aussi bien que son Evangile est celui de la résurrection des morts. A ses yeux, la résurrection de Jésus est, à elle seule ; celle des morts. Celle-ci en est la conséquence nécessaire, contenue dans la résurrection du Christ : Dieu qui a ressuscite le Seigneur nous ressuscitera par sa puissance (1 Co 6, 14 ; Rm 8,11 ; 2 Co 4, 14). Nier celle des morts, c’est nier celle du Christ : S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité (1Co 15, 13). Or, nier celle de Jésus, c’est réduire à néant l’Evangile : Si le Christ n’est pas ressuscité, vide est notre message…vous êtes encore dans vos péchés  (1Co 15, 17).

2.1. L’Homme, une personne immortelle

            La croyance à une vie d’outre-tombe, suppose une certaine vision de l’homme. La philosophie grecque basait cette croyance sur la distinction de deux substances dont l’homme serait composé : l’une matérielle et donc corruptible, le corps, l’autre immatérielle et donc incorruptible, l’âme. Celle-ci n’est pas touchée par la mort, elle survit désormais, libre du corps dont elle avait été captive. Une telle immortalité est naturelle à l’homme, et ne requiert aucune intervention de Dieu. La croyance à la résurrection est étrangère à cette conception de l’homme.
            L’Ecriture a une vision différente. A ses yeux, l’homme constitue un tout indissoluble[11]. Aux sadducéens qui niaient la résurrection, Jésus répond : (Lc 20, 37s.) Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob… n’est pas un Dieu de morts mais de vivants. Tous en effet vivent pour lui (Lc 20, 37s).
            Dieu est entré en dialogue avec ces hommes : Israël, mon serviteur, Jacob, toi que j’ai choisi, descendance d’Abraham mon ami[12]. Il en a fait les partenaires d’une alliance qu’il ne reniera jamais. Bien que soumis à la loi de la mort, ils vivent par lui.
            Jésus est formelle au sujet de ses disciples : ils vivront et vivront ressuscités, parce qu’ils sont ses disciples : Telle est la volonté de celui qui m’a envoyé : que de tout ce qu’il m’a donné, je ne perde aucun, mais que je le ressuscite au dernier jour (Jn 6,39). Ce n’est pas un élément du composé humain, une âme immatérielle, qui fonde leur immortalité, mais la relation personnelle à Dieu en Jésus-Christ : (Mes brebis) ne périront jamais ; nul ne les arrachera de ma main. Mon Père qui me les a donnés, est plus grand que tout, et nul ne peut rien arracher de la main de mon Père (Jn 8,28s). L’homme est voué à la mort, il est cependant immortel par divine résurrection : Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi ; même s’il meurt, vivra, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais (Jn 11,25s.). Il ne mourra pas, non parce qu’une partie immatérielle de son être échappera à la mort, mais parce qu’il est disciple de celui qui est la résurrection.

            L’affirmation paulinienne va dans le même sens. Le fidèle existe et vit dans le Christ : Vous êtes en Christ (1Co 1,30), Christ vit en moi (Ga 2,20). Une telle existence ne se dilue pas dans le néant : Dans la vie comme dans la mort, nous sommes au Seigneur (Rm 14,8). D’où l’étonnement devant le refus de croire à la résurrection : (…) Le Christ est mort et a repris vie, pour être le Seigneur des vivants et des morts (Rm 14,9). L’immortalité est l’effet d’une alliance, elle a « un caractère dialogal »[13]. Dieu fait de l’homme une personne, un être qu’il met en relation avec lui. Il aime cette créature. Or ; « aimer un être, c’est dire : tu ne mourras pas ![14] ».  Le fondement de l’immortalité n’est donc pas dans une âme immatérielle mais dans une personne humaine que Dieu appelle à lui. Plus profondément, il est dans le Christ, en qui et vers qui l’homme est créé (Col 1,16), avec lui il est appelé à vivre (1Co 1, 9). Jésus était mortel, mais il est une personne divinement filiale : Ps 2 ; Ac 13,33 ; Ac 2, 24). L’immortalité de Jésus est dans la relation personnelle qui l’unit à son Père. Tel est aussi le fondement de l’immortalité de l’homme.

2.2. L’Homme, une personne corporelle.

            La mort frappe l’homme non seulement dans un élément de son être, en son corps corruptible, épargnant l’âme immatérielle qui, intacte, traverserait la mort : l’homme entier est soumis à la loi de la mort. Il n’a pas seulement un corps, il est corps, IL EST UNE PERSONNE CORPORELLE. Parce qu’il est une personne, Dieu lui donne de vivre pour lui à travers la mort : il le ressuscite. L’homme survit à la mort grâce à Dieu qui l’appelle à la vie. Au dire de Jésus, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob serait un Dieu de morts et non de vivants, s’il n’ y avait pas résurrection (Mt 22, 32 s). Telle est aussi la réponse de Paul aux doutes des Corinthiens : si les morts ne ressuscitent pas, alors ceux qui se sont endormis en Christ ont péri (1 Co 15, 18) tout entiers (…).
            Une survie en tant qu’âme séparée est donc absente de la pensée de Jésus et de Paul : pour eux, la vie d’au-delà est celle de la résurrection.[15]  Aux yeux de la Bible ; l’homme est un être corporel, essentiellement. Il est une personne, c’est-à-dire un être en soi et en relation, mais une personne corporelle : c’est en son corps qu’il existe en lui-même et en relation avec Dieu, avec autrui, et le monde. En se transformant en âme séparée, immatérielle, il changerait de nature, cesserait d’être vraiment la personne qu’il a été[16], pour adopter le statut d’être angélique.
            On peut, certes, parler d’un « corps » et d’une « âme »- mon âme exalte le Seigneur (Lc 1, 46)- à la manière de la Bible, où le corps désigne l’homme entier, tandis que l’âme désigne non pas une partie du « composé humain », immatérielle et isolable, mais cet homme en sa profondeur, où il est le plus lui-même. « Corps et âme », les deux mots parlent de l’homme ; « l’âme » dit avec plus de précision ce qui « constitue le tréfonds de sa nature humaine »[17]. L’homme est créé en Christ et subsiste en lui (Col 1, 16s.) qui est un être corporel et, comme tel, est l’image visible de Dieu (Col 1,15). La plénitude de la divinité habite corporellement en ce Christ (Co 2,9). La Bonne Nouvelle est celle de la résurrection de Jésus (Ac 13, 32s.) ; elle concerne des êtres corporels, elle est l’annonce de la résurrection des morts (Rm 1,4). Le triomphe du Christ sur le mal est une victoire sur la mort (1 Co 15, 26) ; cette mort qui frappe des êtres corporels. Ceux-ci appartiennent dès cette terre au corps du Christ (1 Co 6, 12-20), se nourrissent du pain eucharistique, sacrement du corps du Christ, et sont sauves de la mort : Tel est le pain descendu du ciel que celui qui en mange ne mourra pas (Jn 6,50). L’homme est sauvé par communion à la résurrection de Jésus : En lui, vous avez été ressuscités avec lui (Co 2, 12), par grâce vous êtes sauvés ; avec lui, il nous a ressuscités (Ep 2,5s). Or la résurrection de Jésus est corporelle. A travers ses années terrestres, le fidèle mène déjà une vie de resurrestion, qui trouvera son aboutissement dans la résurrection finale (Rm 6, 3-10). En toutes ces affirmations, l’homme se présente comme un être corporel, sanctifié comme tel dans le Christ.
            Bien que voué à la mort ; il demeure immortel en tant qu’être corporel, car il porte en lui le germe de sa résurrection corporelle. On ne distinguera donc pas en lui un corps corruptible voué à la mort et une substance spirituelle destinée à survivre sous forme d’âme séparée. On reconnaîtra plutôt en lui un au-deçà apparent et un au-delà profond. L’homme meurt comme être corporel et survit comme être corporel, autrement. La mort le dépouille de ce qu’à juste titre on appelle « la dépouille terrestre » et, sans l’anéantir, lui confère de par Dieu une manière nouvelle d’exister comme personne corporelle. Cette transformation est amorcée dès à présent : Si notre extérieur se détruit, notre home nouveau se renouvelle de jour en jour (2 Co 4, 16) (…).
            Dans le monde  rempli de mystère, l’homme se comprend à partir de l’au-delà de ce monde, à partir duquel et vers lequel il est créé, le Christ, image par excellence de Dieu (Co 1, 15). IL SE COMPREND À PARTIR DE SON AVENIR, c’est-à-dire de sa résurrection future en Jésus-Christ[18]. Les racines sont dans l’homme nouveau, le Christ ressuscité, dont il commence à vivre dès cette terre pour devenir un jour pleinement un homme nouveau (Ep 4, 24), par communion au Christ ressuscité. Son avenir  révèle ce qu’il commence d’être : « C’est dans sa vocation divine que l’homme apprend à se connaître »[19]. Il commence d’être ce corps spirituel qu’il deviendra dans sa résurrection finale.
            L’ACTION CREATRICE DE DIEU PROCEDE DANS LA CONTINUITE ET NON PAR SACCADES : la résurrection finale ne sera pas une nouveauté absolue, mais le sommet de la création vers lequel l’homme est créé à l’origine. Il est, par appel créateur, une personne corporelle, destinée à le devenir pleinement. Le chrétien que grâce au baptême, il émerge en sa profondeur dans le monde de la résurrection. Mais cette vie glorieuse est encore cachée avec le Christ, jusqu’au jour de la manifestation du Christ (Col 3, 3s). Communiant au corps du Christ, il est dès à présent un seul esprit avec lui, c’est-à-dire un corps spirituel (1Co 6, 16s). (…). Ce qu’il sera, corps incorruptible, corps spirituel (1 Co 15, 42-44), le chrétien l’est déjà dans la profondeur de son être. La graine de la résurrection est semée en lui, il est lui-même graine de résurrection-dans-la-mort. La semence prend force durant la vie terrestre, jusqu’au jour où la graine éclatera à sa plénitude, par la puissance de la résurrection-dans-la-mort.

L’homme cet inconnu, qui en sondera le mystère ? Les parents donnent naissance à l’enfant selon les lois biologiques, mais c’est Dieu qui le personnalise. Par appel créateur, il en faire une personne corporelle destinée à l’éternelle vie filiale[20]. La mort le concerne tout entier, mais ne l’anéantit pas : « La vie n’est pas enlevée, elle est transformée »[21]. Car l’homme est destiné, par création, à vivre dans la communion du Christ ressuscité[22].

2.3. Ressuscités dans et avec le Christ

            Saint Paul donne à la glorification de Jésus le nom de résurrection des morts (Rm 1,4). Sa résurrection n’est pas la première étape d’une histoire qui s’achèverait dans la résurrection finale : elle est cette résurrection même, l’intervention décisive et finale en faveur des hommes. Rien ne viendra s’y ajouter sinon la multitude de ceux qui seront assumés dans cette unique action ressuscitant : Ils en bénéficieront dans leur communion avec le Christ que le Père ressuscite. La résurrection de Jésus est plénitude finale et source de universelle : En lui habite corporellement la plénitude de la divinité, et en lui vous êtes comblés (Col 2, 9s.). Jésus est en personne la résurrection : Je suis la résurrection [23] (Jn 11,25) (…).
            Dieu investit en faveur de l’humanité toute sa puissance dans la résurrection de son Fils (…). Son action ressuscitante, Dieu ne la réitère pas à l’infini : il engendre son Unique dans la gloire et englobe la multitude dans l’éternel aujourd’hui de l’unique engendrement. Jésus est Fils-de-Dieu-pour-nous, ressuscité pour nous (2Co 5,15), notre en sa résurrection, notre en sa filiation. Les hommes ressuscitent fils de Dieu par la puissance de sa résurrection (Ph 3, 10), qui leur est destinée.
            La résurrection des morts est donc l’œuvre de Dieu en sa paternité à l’égard de Jésus. Elle est l’œuvre de l’Esprit, dans la puissance duquel le Père son Fils : Il rendra la vie à vos corps mortels par son Esprit… (Rm 8,11). Elle est fait partie du mystère filial qui, dans la paque de Jésus, parvient à son sommet et s’étend sur le monde : Nous attendons la filiation, la rédemption de notre corps (Rm 8,23).
            Mystérieuse résurrection des morts ! Elle n’est pas seulement l’effet d’une toute- puissance capable de ressusciter des morts : elle est l’œuvre trinitaire, l’effet de la puissance paternelle de Dieu en son Fils, le mystère filial de Jésus se propageant dans l’humanité, par l’action de l’Esprit Saint dans lequel le Père engendre son Fils et incorpore les hommes en lui (1 Co 12,13).


2.4. Une résurrection progressive

Quand l’homme est compris comme un être composé de deux substances séparables, l’une matérielle et corruptible, l’autre spirituelle et immortelle, la résurrection des morts est l’effort d’une action divine qui n’intervient qu’à la fin des temps, sans préparation et sans antécédent.
De plus, la mort se présente comme une réalité purement négative : une cassure du composé humain, ne laissant subsister qu’un des deux éléments, cassure que Dieu réparerait à la fin des temps. La mort ainsi comprise ne serait donc qu’un mal, elle serait sans relation avec la résurrection, donc sans ressemblance avec la mort glorifiante de Jésus, dont il a dit qu’il meurt pour ressusciter : Je donne ma vie pour la reprendre (Jn 10,17) (…).
La résurrection des morts est le sommet de la longue montée de l’humanité vers le salut. La mort, loin de n’être qu’un mal, joue un rôle positif dans le plan de Dieu tel se révèle dans le plan de Dieu tel qu’il se révèle dans la pâque de Jésus : elle est au service de la résurrection, destinée à introduire tout l’homme dans son au-delà. La résurrection est inscrite dans la nature de l’homme aussi bien que la mort. Comme la mort, elle a son origine dans la création de cet être corporel qu’est la personne humaine, à la fois vouée à la mort et destinée à vivre pour toujours auprès de Dieu. En effet, Dieu est essentiellement le Père de l’Unique, il crée dans la relation avec le Fils[24], il entre avec les hommes en alliance de paternité et de filiation (…). Le créateur est depuis l’origine un Dieu non pas de morts  mais de vivants (Mc12, 27), le Dieu de la résurrection de l’homme mortel. Pour cet être-pour-la-mort, qu’est l’homme, l’entrée dans l’existence est, selon le dessein créateur, le début de son devenir filial, le commencement de sa résurrection, ensemble avec le Christ. LA CREATION EST L’ŒUVRE DU SALUT À SON DEBUT, LA PREMIERE PHASE DE LA RESURRECTION FINALE[25].
Le baptême est une étape du processus de résurrection dans la mort. Il ne sanctifie pas une âme immatérielle[26] mais l’homme en son entier, le corps lavé d’une eau pure (He 10,22). Le fidèle commence dès lors à former un seul corps avec le Christ en sa résurrection (Col 2, 12), il est en route vers la résurrection finale (Rm 6, 3-10). (…).
L’Eucharistie est pain de résurrection. Tandis que le baptême est une eau qui purifie l’homme jusqu’en sa profondeur personnelle, l’eucharistie le nourrit à cette même profondeur. Celui qui mange ce pain ne mourra pas (Jn 6,50) : déjà est inaugurée, au-delà des apparences, la vie de résurrection.
L’Esprit Saint conféré dès cette vie (Rm 5,5) est la divine puissance d’engendrement, en laquelle Jésus ressuscite (Rm 8,11) à sa plénitude filiale. L’homme est dès lors animé par la force de la résurrection (Rm 8, 11). L’Esprit qui l’habite n’est pas seulement un gage qui garantit la résurrection future, il est l’acompte de la délivrance finale (Ep 1, 14), de la rédemption du corps (Rm 8, 23). La promesse de la résurrection est sûre car les arrhes de l’Esprit[27] sont données, l’Esprit de vie (Rm 8,2) est à l’œuvre, la résurrection est en marche.

La résurrection des morts « n’est (donc) pas un événement subit. Ce n’est pas comme si, jusqu’à la mort, l’homme n’était que terrestre et passerait d’un bond, au retour du Seigneur, à l’ordre spirituel et céleste…C’est (au baptême) que le nouvel homme prend naissance, et dès lors il vit, bien que voilé encore par le vieil homme, dans l’intime du croyant[28]. » La résurrection de Jésus se propage, elle progresse dans les fidèles ; un poids éternel de gloire se constitue en eux (2 Co 4,17) dans la simultanéité d’un déclin et d’une croissance : l’homme extérieur va vers sa ruine, et l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2 Co 4, 16) ; il va de gloire en gloire, transfiguré par le Seigneur (2 Co 3, 18), jusqu’au jour où le Christ notre vie se manifestera, alors nous aussi nous paraîtrons avec lui en pleine gloire (Col 3,4). (…).
Les progrès de l’homme intérieur ne sont pas l’effet des lois physiques. Dans les réalités impersonnelles, la croissance est due à des forces de la nature ; l’homme est une personne, il évolue dans la liberté, sous l’action de la grâce qui appelle (…).
Sans être la résurrection a son stade final, à laquelle Saint Paul ne cesse pas de croire (cf. Rm 8, 11-23)[29], une nouvelle vie corporelle est inaugurée à travers la mort. Celle-ci est une rupture avec la vie terrestre, elle n’est pas un appauvrissement de l’homme dont il ne subsisterait que la moitié, une âme immatérielle. La rupture s’effectue dans un dépassement où l’homme est davantage lui-même. La résurrection finale sera l’effet de la parousie du Christ, de la puissance qui émane de la rencontre finale (Col 3, 4 ; 1Th 4,16 ; 1Jn 3,2). Or, l’homme est rencontré par lui dès la mort, il est soumis dès lors à la puissance du Ressuscité : il le fut d’ailleurs déjà sur terre, en chacune des rencontres avec le Christ, au baptême, dans l’eucharistie.
Malgré le péché, le plan de Dieu est créateur, il n’avance pas en dents de scie, où l’homme commencerait par être crée en son entièreté, puis se casserait dans la mort, pour survivre en une moitié de lui-même et finalement se retrouver de nouveau en entier ! Le plan de Dieu sur l’homme est créateur. Celui-ci est un être- pour- la- mort et MEURT VERS SA RESURRECTION.  Comme Jésus qui est mort pour ressusciter (Jn 10, 17).
L’Eglise invoque les saints du ciel. Elle ne s’adresse pas à eux comme à des êtres dont ne subsisterait qu’une moitié, tronquée d’un élément essentiel de leur humanité. C’est à leur personne, dans la totalité de leur être humain que s’adresse la prière. Sur ce point, l’Eglise assimile son invocation à celle qu’elle présente à la sainte Mère du Christ, dont la glorification est intégrale. La résurrection totale est encore attendue par les autres saints, ce sont eux pourtant, des personnes vraiment humaines que l’Eglise vénère.

2.5. La Résurrection finale

            Comment se représenter la résurrection finale ? L’Ecriture parle souvent un langage d’images, qui ne doit pas être pris à la lettre : A un signal donné, à la voix d’un archange, au son de la trompette de Dieu, le Seigneur en personne descendra du ciel et les morts en Christ se lèveront (1 Th 4, 16). Parfois, elle parle en paradoxes : L’heure vient, et c’est maintenant, où les morts entendront la voix du Fils de l’homme, et ceux qui auront entendu vivront (Jn 5,25). La résurrection est future-« l’heure viendra, ils vivront »- et se réalise « maintenant ». Le paradoxe où deux contraires s’affirment, est une manière d’exprimer le mystère que les concepts ne réussissent pas à saisir (…). La résurrection finale constitue le sommet de l’œuvre de la création : qui peut se représenter ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu…tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Co 2,9), ce qui jamais n’a encore eu lieu ? Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté (1 Jn 3,2). Dès lors comment se le représenter ?
            La résurrection, bien que réelle dès la mort, n’est cependant pas achevée : Nous attendons la bienheureuse espérance, l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur (Tt 2, 13).
            Pour moi qui suis sur terre, la résurrection des êtres qui me sont chers n’a pas eu lieu dans leur mort. De celles-ci je n’ai perçu que les apparences, j’ai vu en elles un mal. Il faut qu’ils me soient rendus, pour qu’à mes yeux ils soient ressuscités.
            Pour eux non plus, la résurrection n’est pas complète. Leur relation avec les amis de la terre est imparfaite (…). Le salut de ces amis n’est pas encore réalisé, ce salut qui est aussi le leur par l’amitié qui les attache à eux. De plus, cette amitié se porte désormais sur tous les hommes de la terre, par l’amour universel qui, au ciel, a envahi leur cœur (…). Ni d’un côté, ni de l’autre, la pleine relation entre ciel et terre n’est donc établie. Or, le bonheur est dans la relation. Saint Jean le dit (1Jn 1,3). Le bonheur de chacun est conditionné par celui de tous (…). L’homme arrivera à sa pleine humanité avec l’humanité entière (…).
            L’Eglise catholique professe que la mère du Christ a accédé dès la fin de sa vie à la plénitude du salut. Car elle a été associée au Christ selon la totalité de la grâce accordée à l’Eglise. Elle en est la synthèse : le mystère de l’Eglise, en toute son histoire ; se trouve résumé et personnalisé en elle.
            Dès le début de l’humanité, il y eut une Eglise du Fils de Dieu, celle de la première  Alliance. Elle est décrite en Ap 12, 1-5 comme une femme dont le sein est ensemencé depuis les origines par les origines par la promesse messianique[30]. Par sa chair, elle est unie au corps de Christ futur, elle en est la mère selon la chair. Cette Eglise première, chrétienne par sa maternité future, atteint son sommet en Marie.
            Dans la phase définitive de l’Alliance, l’Eglise est à nouveau unie au corps du Christ, mais selon l’Esprit Saint, dans la communion à sa mort et à sa résurrection. En cette communion, elle est sauvée et elle mère des hommes pour leur salut. Au terme de l’histoire, elle est parvient au sommet de son salut et de sa maternité à l’égard des hommes, dans la résurrection des morts.
            Près de la croix de Jésus se tenait sa mère (Jn 19, 25) : « l’Eglise verticale »[31] était debout près de la croix (…). Présente est aussi l’Eglise du dernier Testament, qui communie à la mort du Christ et partage sa glorieuse fécondité (Jn 12,24) : Femme, voici ton fils (Jn 19,26). En cette heure où Jésus passe de la chair à l’Esprit, l’Eglise des deux Testaments est unie au Christ en la personne de Marie et passe d’un Testament à l’autre. La grâce ecclésiale est donnée tout entière à cette femme : son salut personnel est de plénitude, de même sa maternité (…).
            En Jésus seulement et en sa mère, le mystère de la résurrection est pleinement accompli. En Christ ; en tant que source pour tous, en Marie en tant que plénitude comblée. En eux seuls, le temps du salut est au zénith[32]. Les hommes sont en route, le Christ et Marie ne le sont plus ; ils mettent en route, en attirant à leur plénitude. Ils ne sont en route que dans les autres.
            Hors donc le cas privilégie de Marie, personne ne parvient dès la mort à l’entière résurrection. Bien que décisive, la glorification à travers la mort n’est que la dernière étape avant la fin.

2.6. Nature du corps ressuscité

            Saint Paul pose la question : Comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps viennent-ils ? (1 Co 15,35). Sans supprimer le mystère, sa réponse apporte des lumières. L’homme n’est pas renvoyé à sa vie antérieure, la résurrection n’est pas la réanimation d’un cadavre, un retour à l’union de deux substances que la mort aurait séparé, l’une corporelle, l’autre spirituelle. La mort à laquelle l’homme est destiné par création, a apposé son sceau sur lui : avec le Christ ; il est mort une fois pour toutes (Rm 6,10). La mort a produit des effets bienfaisants en ceux qui sont morts dans le Seigneur, que la résurrection n’annule pas (…). Dieu sauve toujours l’homme en le sur-créant ; à la fin, il l’amène à une plénitude encore inconnue (…).
            De ce qu’est l’homme sur terre, qu’est-ce qui passe dans l’éternité ? La chair et le sang ne peuvent pas hériter du Royaume de Dieu (1 Co 15,50) : c’est en son être relationnel que l’homme ressuscite, en ce qui constitue sa dignité de personne. Il ne revivra pas en ce qui ne peut pas être assumé dans[33] l’Esprit Saint, qui est la puissance de la résurrection et qui est communion. C’est ainsi qu’en 1 Co 6, 13s. Saint Paul distingue dans l’homme es fonctions de la nutrition et la sexualité. Celle-ci est de caractère relationnel, elle concerne la personne, relève de l’ordre moral et de la vie éternelle : Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments, et Dieu détruira ceux-ci et celui-là. Mais le corps n’est pas pour la fornication : il est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps. Et Dieu qui ressuscite le Seigneur, nous ressuscitera nous aussi par sa puissance. En toute la noblesse de sa nature corporelle relationnelle, l’homme appartient au monde de la résurrection. La sexualité, elle aussi est dépassée dans ses fonctions biologiques (…). Dans sa résurrection, le Christ est la source et le modèle : Il transformera notre corps de misère en le conformant à son corps de gloire, selon la puissance qui le rend capable de s’assujettir toutes choses (Ph 3,21). C’est à la lumière du premier-né d’entre les morts (Col 1, 18) qu’on peut se faire une idée de la nature des corps ressuscités.
            Or, selon l’affirmation capitale de -Rm 8, 11-, Dieu a ressuscité Jésus par l’Esprit Saint. Il l’a ressuscité par sa puissance (2 Co 13,4), qui n’est autre que l’Esprit Saint. Il l’a ressuscité par sa gloire (Rm 6,4), qui est l’Esprit Saint[34]. Jésus est saisi tout entier et transformé par l’Esprit Saint de son Père : Il est devenu esprit vivifiant (1 Co 15,45), un Christ-esprit (2 Co 3,17s.).
            Dans l’Esprit Saint se trouve concrétisé, personnalisé ; tout ce que la théologie affirme des attributs de la nature divine. Il est la toute-puissance, lui qui est l’Esprit de puissance. Il est l’incorruptible vie divine, lui qui est l’Esprit de vie (Rm 8,2). Il est la gloire de Dieu, l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu (1 P 4, 14). Dieu est le Saint, cette sainteté est personnifiée en celui qui s’appelle « l’Esprit Saint ». Dieu est amour, et l’Esprit est l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs (Rm 5,5). Dieu est esprit (Jn 4,24), l’Esprit Saint est aussi cela. Transformé par l’Esprit Saint, Jésus est élevé en tout son être humain au niveau Dieu, vivant sur le mode d’être de son Père. Cet homme est pleinement Dieu. Il est cela en tant que Fils. La résurrection est l’œuvre de Dieu en sa paternité, elle divin engendrement, la consécration de la FILIATION de Jésus.
            Selon -Ac 13, 33-, Dieu prononce en cet instant la parole éternelle : Tu es mon Fils, je t’engendre aujourd’hui. L’Esprit dans lequel Dieu ressuscite Jésus, est la puissance dans laquelle il engendre son Fils. Jésus est établi Fils de Dieu dans la puissance selon l’Esprit de sainteté, en suite de la résurrection des morts (Rm 1,4). Ainsi se déploie le mystère de Jésus, tel qu’il est énoncé en Lc 1, 35 : L’Esprit Saint viendra sur toi (Marie), et la puissance (qui est l’Esprit) du Très-Haut te prendra sous son ombre[35].C’est pourquoi celui qui va naître sera saint (consacré dans le mystère de Dieu)[36] et sera appelé Fils de Dieu. La résurrection de Jésus dans l’Esprit Saint est, pour Jésus, la consécration a la fois de sa divinité et de sa filiation : il est un homme divinement engendré. Il transformera notre corps de misère sur ce modèle, lui donnant de participer à sa divine filiation. Saint Paul caractérise l’homme ressuscité dans 1 Co 15, 42-44. Mais tout est résumé dans la dernière phrase : Semé corps psychique[37], on ressuscite corps spirituel.
            L’homme pris de la terre (Gn 2,7), Adam le terreux, est semé en terre, et ressuscite céleste, transformé dans l’Esprit Saint, qui est la réalité d’en haut, la vie incorruptible de Dieu, sa puissance et sa gloire. L’homme est élevé au mode d’être de Dieu, IL EST DIVINISÉ. Cette grâce est donnée par Dieu en sa paternité à l’égard du Christ, ELLE FILIALISE L’HOMME.
            La résurrection est plénitude de naissance : Nous attendons la filiation, la rédemption de notre corps (Rm 8,23). L’Esprit Saint est la puissance de Dieu en sa paternité, divine puissance d’engendrement. En le ressuscitant, Dieu engendre l’homme, il en fait le cohéritier (Rm 8,17) du Royaume que la chair et le sang ne sauraient hériter (1Co 15,50). L’homme entre dans sa glorieuse liberté d’enfant de Dieu (Rm 8,21). Ils sont fils de Dieu, dit Jésus, étant fils de la résurrection (Lc 20,36).
            Ainsi s’achève l’œuvre de Dieu qui crée l’homme à son image, dans le mystère de l’Unique, image du Dieu invisible (Col 1, 15).

            « Corps spirituel », la formule est paradoxale. La réalité matérielle se trouve transformée selon le mode d’être de l’Esprit de Dieu[38]. Déjà dans le Christ se manifeste une étonnante affinité entre l’Esprit Saint et la matière. Le Verbe s’est fait chair…et nous avons vu sa gloire (Jn 1,14) : dans la chair se manifeste la gloire de Jésus  qui est le brillance de l’Esprit de divine filiation (…). Etrange affinité entre l’Esprit et le corps, qui suppose dans la matière la possibilité d’être élevé par Dieu jusqu’à la communion avec Dieu[39]. Dans notre pensée, commente Durrwell, matière et esprit se contredisent, si bien que nous ne pouvons pas nous représenter ce que l’homme sera en sa résurrection. Ressuscité dans l’Esprit, il est cependant ce qu’il était sur terre : une personne corporelle, existant en lui-même et en relation. Mais il est cela en plénitude.

            Il en fut ainsi pour Jésus en sa résurrection. Son identité s’y affirme avec une force encore inconnue sur terre. Jadis il semblait n’être qu’un homme (Ph 2,7), fils de David selon la chair (Rm 1,3). Maintenant, il est établi Fils de Dieu puissant, par la résurrection des morts (Rm 1,4). Devenu pleinement lui-même, il EST tout en relation. Jadis enfermé dans les limites de l’existence terrestre, envoyé à la seule maison d’Israël (Mt 15,24), il est désormais universel, donné sans limitation, donné au monde entier.
            Tout cela est l’œuvre du Père qui, dans l’Esprit Saint confère au Fils son identité. L’Esprit est principe de personnalisation.  C’est dans l’Esprit Saint que Dieu est la personne paternelle, car c’est dans l’Esprit qu’il engendre. C’est dans l’Esprit que Jésus est la personne filiale : né Fils de Dieu dans l’Esprit (Lc 1,35), il est amené au sommet de sa personnalisation filiale quand il ressuscite dans l’Esprit Saint (Rm 8,11). En son être humain, il entre en relation universelle, il est infiniment personnalisé, devenu esprit vivifiant (1 Co 15,45).
            Comme en Christ, l’Esprit joue un rôle personnalisateur dans la résurrection dans la résurrection des hommes[40]. Sous son action, la création avait évolué, par degrés, jusqu’à ce sommet qu’est la personne humaine. L’homme parvient à sa plénitude personnelle en ressuscitant « corps spirituel » (1 Co 15,44)
            Les richesses relationnelles se déploient : devenu corps spirituel, l’homme est amorisé[41], il EST en relation. Des la vie sur terre, le corps est médiateur de relation, mais fort déficient. Je suis corps, en même temps que j’ai un corps. Or, l’avoir est une imperfection de l’être ; qu’on ait un corps est signe de précarité, d’enfermement sur soi, une entrave à la liberté. Mon corps n’est pas entièrement assumé par mon Je, par ma personne dont la nature est d’être relationnelle. Il voile la personne plus qu’il ne le révèle, sépare plus qu’il ne relie. Selon la Bible, la condition de l’homme terrestre est d’être « chair », cette chair qui se caractérise par la faiblesse et le repli sur soi. Lorsque l’homme devient « corps spirituel », sanctifié dans l’Esprit d’amour et de communion, il est parvenu à sa plénitude de personne corporelle.
            Le don de soi total, par l’accueil total de l’autre, devient possible. L’homme se connaît et peut se faire connaître en pleine transparence (…). Il est libéré du mal d’être seul, et des limites où s’étouffait son désir d’infini. La résurrection des corps est le mystère de l’intimité réciproque devenue possible, dans la donation mutuelle. Elle réalise la communion des saints en son extrême vérité.
            Cette spiritualisation sera sans doute différente en chacun, selon le poids de gloire (2 Co 4,17) amasé en son corps (2 Co 5,10) durant la vie terrestre, où se constitue l’héritage génétique de la naissance éternelle. Communion est le maître mot pour exprimer le mystère du salut. Car celui-ci a sa source dans la communion trinitaire et débouche en elle.
            Un nouveau rapport est établi entre la personne humaine et la matérialité qui lui est propre : L’homme ressuscite à partir du sommet de lui-même, il se construit à partir de sa personne. A travers les millénaires de son évolution, la matière s’était élevée, sous l’action de l’Esprit, jusqu’à la dignité de la personne. Mais depuis lors, c’est en sa personne que l’homme évolue, travaillé par l’Esprit : il monte vers une ultime genèse dans une libre collaboration avec Dieu, transformé transformé en corps spirituel à partir de son Je. Il se laisse créer en homme nouveau à travers sa liberté. Il en fut ainsi pour Jésus, qui fut souverainement exalté dans son obéissance jusqu’à la mort (Ph 2,8s), ressuscité à partir de son être filial, et donc du sommet de lui-même : Dieu l’a ressuscité selon qu’il est dit au psaume 2 : Tu es mon Fils ; je t’engendre aujourd’hui (Ac 13,33).
            Les hommes ressuscitent de même à partir de leur personne filiale : ils naissent de Dieu. Nous attendons la filiation, la rédemption de notre corps (Rm 8,23). La résurrection n’est donc pas la reconstitution de l’homme terrestre, mais le terme d’une œuvre de création, la naissance de l’homme en sa plénitude.  Le corps ne se reconstruit pas à partir des cellules qui l’avaient composé sur terre, qui se sont dispersés et que Dieu réunirait à nouveau. L’HOMME ACHÈVE DE NAÎTRE À PARTIR DE CE QUI, DANS LA MORT, EST DÉJÀ ALLÉ VERS DIEU[42]. En somme, la résurrection des morts a sa source là où la création et la divinisation de l’homme commencent : dans le mystère du Fils. Elle récolte le fruit nombreux que porte le grain de blé tombé en terre (Jn 12,24) : Le Fils que le Père engendre au cœur du monde.

2.7. Le Retentissement dans la nature

            Saint Paul entend une plainte qui monte de la création et qui s’apaisera le jour où l’homme sera glorifié : Rm 8, 19-23). Dans cette perspective, il est clair qu’un même destin unit l’homme et la création. L’homme vit de la terre maternelle, il respire et  se nourrit en son sein, hors duquel il périrait. Elle, de son côté, naît dans l’homme à la dignité de la personne (…). Car elle aussi est créée dans et vers le Christ, premier-né de toute créature (Col 1, 15-17). Sa place dans le plan de Dieu se situe sur une ligne ainsi décrite : Tout (les réalités créées) est à vous, mais vous êtes au Christ et Christ est à Dieu (1 Co 3, 23). La nature doit pouvoir participer elle aussi au mystère filial du Christ, à travers l’homme auquel elle est subordonnée. Mais actuellement la créature est encore assujettie à la vanité, car la ligne qui la relie au Christ et à Dieu est brisée dans l’homme pécheur. Tous deux, elle et lui, sont soumis à la servitude : l’homme en son péché n’est pas la gloire de la création, et la domination qu’il exerce sur elle est souvent abusive ; lui-même est  assujettie à la nature dont il vit et, s’il réussit à la mettre à son service, ce n’est jamais qu’en se soumettant à ses lois. La servitude est réciproque, plus grande encore du coté de l’homme qui, dans la mort, succombe aux lois de la nature.
            En ressuscitant les morts, Dieu confirme la ligne décrite en 1 Co 3,23 ; il instaure l’ordre cosmique idéal. Désormais le Christ est soumis, en tout ses membres, à Celui qui lui a tout soumis (1 Co 15,28), et tout est soumis au Christ (1 Co 15,27), et tout est soumis à l’homme, conformément  à sa vocation de dominer sur toutes choses (Gn 1,28 ; Ps 8,7) : il a part à la seigneurie du Christ. Quant à la nature, elle aussi se trouve libérée et sanctifiée : dans son union à l’homme enfin libre, elle participe à la glorieuse liberté des enfants de Dieu (Rm 8,21). Le Christ de gloire est le fondement de cet ordre cosmique. Il avait été assujetti aux multiples causes secondes qui commandent l’existence terrestre et mènent à la mort : Il a pris la condition de l’esclave (Ph 2,7). Mais dans la gloire, il ne vit que du Père qui l’engendre. Son rapport au monde est inversé : jadis soumis à ses lois, il en est devenu le seigneur. Sommet de création, il en est aussi le fondement, dans le partage de la puissance créatrice du Père : Il est avant tout et tout subsiste en lui (Col 1,17). Quant aux hommes, ils sont les cohéritiers du Christ (Rm 8,17). Jadis ils se nourrissaient au sein de la nature ; celle-ci existe maintenant à partir du Seigneur et de ceux qui sont devenus son corps. 
            L’homme en communion universelle, tel est l’homme en sa résurrection finale. Cette communion suppose un enrichissement inouï, par la puissance de l’Esprit Saint, de la personne corporelle qu’est l’homme.


REMARQUES

Les questions posées par le dogme de la résurrection des morts ont toutes leur réponse dans le Christ ressuscité. Mais la résurrection de Jésus est un mystère, le plus profond qui soit : celui d’un homme que Dieu, en sa paternité, engendre dans l’infini puissance de l’Esprit Saint. La résurrection du Christ, c’est donc le mystère de la Trinité renforcé par celui de l’incarnation. La résurrection des morts a son explication dans ce mystère insondable (…). Le chrétien croit à la résurrection de Jésus, qui est aussi celle des morts. Etant dès maintenant corps du Christ ressuscité (1 Co 12,27), il espère qu’en ce même Christ Dieu l’amènera à sa plénitude de personne corporelle, au-delà de ce qu’il a vécu sur terre. Il célèbre l’eucharistie et entend la parole : Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle (Jn 6,54). Il croit. Même si rien n’est aussi mystérieux que le Christ en sa résurrection.

1. Le Jugement dernier

Selon la foi chrétienne, le jugement du monde est confié à celui qui en est le sauveur : Dieu lui a donné d’exercer le jugement, parce qu’il est le Fils de l’homme (Jn 5,27) ; c’est lui qui a été établi juge des vivants et des morts (Ac 10,42 ; 17,31 ; 2 Co 5,10 ; 2 Tm 4,1-8). Tout le mystère du salut est réalisé et comme personnalisé dans le Christ mort et ressuscité : Pour nous il est devenu…rédemption (1 Co 1,30). Jésus est le salut en son événement et dans son avènement. Il est la résurrection des morts : Je suis la résurrection (Jn 11, 25). En lui s’accomplit la purification de l’homme en sa mort (…). Il est de même le jugement dernier : c’est maintenant le jugement de ce monde, dit Jésus (Jn 12,31) parlant de sa mort et de sa glorification. De quel jugement s’agit-il, sinon le dernier ? Car tout est accompli (Jn 19,30) dans la pâque de Jésus, le prince du monde est expulsé (Jn 12, 31), le péché est condamné (Jn 16,8), les morts ressuscitent[43]. Désormais la justice s’impose, cette sainte justice dans laquelle le Christ est ressuscité (1Tm 3,16).
Jésus exerce la justice dans la sainteté de l’Esprit en laquelle il est glorifié (…). En Matthieu 25,31-46, le jugement dernier est décrit pareil à de solennelles assises, où rien ne manque d’un procès amplifié aux dimensions l’univers : ni la convocation des justiciables, ni la présence d’assesseurs (les anges), ni les débats, le verdict et ses attendus, même le siège du juge est mentionné. Mais l’action divine transcende les activités humaines ; le jugement de Dieu est souverain, réalisateur de justice. Plus proche de la réalité que cette description de Matthieu, sont les paraboles de Parousie, où la justice s’exerce hors de tout cadre judiciaire : le Seigneur ouvre aux uns la porte du Royaume et la ferme aux autres (Mt 25,10-12 ; 22,11-14 ; 24,45-51)[44]. Le  jugement est prononcé quand se réalise la justice.
On comprend que ce jugement est réalisateur, quand on sait que le Christ l’exerce dans l’Esprit Saint. Car l’Esprit est créateur en toutes ses activités. Au dernier jour, il amène les hommes au terme de la création (…). La justice du dernier jour s’identifie avec la puissance de l’Esprit qui ressuscite les hommes, ensemble avec le Christ, à la vie éternelle. La résurrection des morts et le jugement dernier apparaissent comme un unique événement salvifique. L’irruption de la toute puissance de l’Esprit qui ressuscite le Christ et ressuscite les morts, est l’avènement de la justice de Dieu. Cette justice est souveraine, elle est créatrice, elle s’exerce en se réalisant dans les hommes qui l’accueillent.
En aucune description du dernier jour, la résurrection et le jugement ne se succèdent[45] , ils ne font qu’un. Avec la résurrection, c’est la fin (1 Co 15,24) ; dès lors justice est faite (…). De cette identité entre la résurrection des morts et le jugement, on trouve une affirmation du moins implicite en Jn 5, 21-29. Le Père a remis au Fils la mission à la fois de vivifier et de juger (…). Le Christ exerce la justice par son action ressuscitante, les fidèles sont jugés du fait de ressusciter à la vie : Qui écoute ma parole… a la vie éternelle. Il ne subit pas le jugement, il est passé de la mort à la vie (5,24).
La justice se tourne en condamnation (5,27), quand l’homme ressuscité pour son ultime justification, s’oppose à elle par tout lui-même. Il s’enferme dans le non sens absolu, celui d’un être qui refuse d’être, imperméable et hostile à l’amour qui le crée pour aimer. Enfer est le nom d’une pareille existence.

Selon quels critères s’exerce la justice du dernier jour ? S’identifiant avec l’Esprit qui est amour, elle s’exerce en aimant, en se communiquant. Elle est donc entièrement gratuite, elle est elle-même son critère. Il crée la justice de l’homme. Il ne la suppose pas. L’ultime vivifiante justification -par la résurrection des morts- n’est dons pas une récompense due à l’homme au titre de ses œuvres bonnes. Aucune œuvre humaine n’est proportionnée à la grâce, Dieu n’a d’obligation à l’égard de personne.
Pourtant l’Ecriture est formelle : l’homme sera jugé selon ses œuvres (1 P 1,17), jugé particulièrement sur l’amour qu’il aura témoigné au prochain (Mt 25,31-46) : il faut que tous nous soyons mis à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun recouvre ce qu’il aura fait étant dans son corps, soit en bien, soit en mal (2 Co 5,10). Mais en aucune de ses œuvres l’homme ne donne rien qui obligerait Dieu. En celles qui sont bonnes, il s’ouvre à la grâce que Dieu lui offre pour le rendre bon. Jusqu’au jour de la mort, où il s’ouvrira sans limites à cette grâce qui donne d’aimer (…). Le jugement dernier est l’irruption de la sainteté créatrice de Dieu dans l’homme qui, à travers la vie et dans la mort, s’est ouvert à la puissance de l’Esprit Saint.
Trois événements sont annoncés pour la fin : la Parousie du Christ, le Résurrection des morts, le Jugement. LES TROIS NE FONT QU’UN : le Christ qui vient est en personne la résurrection et le jugement. En paraissant, il prend les hommes en sa communion : Lorsqu’il paraîtra, nous lui serons semblables (1 Jn 3,2). C’est ainsi qu’il jugera.

2. L’Enfer et l’Espérance chrétienne

L’enfer a-t-il une place dans la réflexion sur les fins dernières de l’homme ? De prime abord, il semble que non. Il est l’impasse du mouvement créateur, il contredit la vocation de l’homme appelé à communier au mystère filial (1 Co 1,9). Dieu ne l’a pas créé puisqu’il est contraire à sa volonté. Dieu ne crée pas ce qui, de son amour est la négation (…). L’enfer est le non-voulu de Dieu, il ne fait pas partie des fins dernières de l’homme, ne constitue d’aucune manière son au-delà, car son au-delà est dans l’ouverture au Christ (…). La volonté de Dieu est inscrite dans le Christ mort pour tous. Il n’en est pas d’autre que celle qui s’exprime dans cette mort-pour-tous. La croix de Jésus apporte la justification, elle s’oppose à la condamnation. Dieu ne s’emporte pas de colère, comme le feraient croire certaines représentations d’Ancien Testament. Mais l’homme, en s’opposant à l’amour auquel il est appelé, se retranche dans un domaine dont l’amour est absent. Il s’installe hors du Dieu d’amour, dans un domaine qui ne porte pas un nom d’amour (…). Dieu est père, sa divinité est dans la paternité infinie à l’égard du Fils. Or, ni frapper, ni rejeter dans les ténèbres n’est œuvre d’engendrement : sa justice s’exerce en engendrant. L’enfer n’a de sens ni en Dieu qui crée en engendrant, ni dans l’homme créé pour être fils de Dieu. Il est absurde. Absurde est aussi l’éternité de l’enfer. Sur terre, le temps est celui d’un devenir dans son parcours, ouvert  l’espérance possible. Au ciel, il est celui d’un devenir à son sommet, d’une réalisation actuelle en sa plénitude. L’éternité de Dieu est celle d’un engendrement infini. L’éternité de l’enfer est celle d’un être figé, un mouvement bloqué, un temps clos, tourné contre lui-même, désespéré. Il est l contradiction de la notion que nous avons du temps : une éternité à l’envers.

Cependant l’absurde peut exister. Déjà tout péché comporte une part d’absurdité, étant contraire au sens de l’homme. Le monde démoniaque est l’absurde même. Or, ce monde existe, Jésus l’a affronté : Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons… (Lc 11,20). Pour les hommes aussi, l’enfer absurde est possible. Dieu les crée en les aimant et pour en être aimé. Il les crée donc libres, car sans liberté il n’y a pas d’amour. Jésus les met en garde contre le mauvais usage de la liberté, il laisse planer sur eux la menace du rejet hors du Royaume. L’existence d’hommes exclus ne témoignerait pas contre le Dieu d’amour et de miséricorde (…). C’est l’homme qui, du don fait une condamnation, qui s’établit dans la simultanéité de sa création par Dieu et de la décréation, dans la permanente destruction de sa personne créée pour la relation. Mais y a-t-il des hommes qui se construisent leur enfer, damnes sans que Dieu les damne ? Seront-ils nombreux ? Un jour un disciple demanda : Seigneur, est-ce le petit nombreux qui sera sauvé ?, Jésus ne répondit pas à la question, il fit appel à l’effort : Luttez pour entrer par la porte étroite (Lc 13,23s.).Toujours cet appel, toujours une mise en garde, car la porte est étroite pour qui ne s’efforce pas d’entrer. Quant au nombre, petit ou grand, des hommes sauves, la réponse de Jésus nous laisse dans l’ignorance. L’Eglise n’a pas cessé de répéter ces mises en garde. Mais si elle a canonisé nombre de ses membres, déclarent qu’ils vivent près de Dieu, jamais elle ne s’est prononcée sur la damnation même des pires des criminels.
L’Eglise prie pour l’humanité entière, cela est bon et agréé devant Dieu, notre sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés (1 Tm 2,4 ; Dieu ne veut pas que quelques-uns périssent (2 P 3,9). Cette volonté est universelle, contenue dans l’amour illimité de Dieu pour son Fils qu’il engendre dans le monde : Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, l’unique… non pour juger (condamner) le monde, mais pour que le monde soit sauvé (Jn 3,16s.). En engendrant le Fils pour tous, il devient le Dieu-Père-pour-tous. Sa volonté de salut est universelle et absolue, dans l’amour qu’il porte à son Fils. Aucun péché n’est à la mesure de cette volonté de salut. Le oui de Dieu est plus grand que le non du pécheur ; il est d’un autre ordre ; il est divin. Le non de la créature prévaudrait-il contre ce oui infini ? La cruauté même de l’enfer éternel permet d’espérer que, père de tous, Dieu mettra la toute- puissance de sa grâce en œuvre pour le salut de tous (…). Il reste cependant que Dieu propose ses dons, il ne les impose pas. L’homme garde sa liberté. Mais Dieu ne saura-t-il pas proposer de manière que l’homme ne s’oppose pas ? (…).
La liberté de l’homme sur terre est une liberté limitée. Elle n’est pas en mesure de poser dès lors l’acte définitif, ni dans le bien ni dans le mal, qui arrête pour toujours une destinée. Le péché cherche à pénétrer dans l’homme en son ultime profondeur, mais ne réussit jamais, sur terre, à s’identifier entièrement avec lui. Sinon un homme serait même un enfer avant de mourir.
Pour passer d’une vie sur terre, même fort sainte, à la sainteté céleste, une grâce suprême parait nécessaire, surhumaine, celle d’un total mourir hors du monde vers le Père, en communion avec le Christ. Pour le choix absolu du mal, dans un acte d’auto-damnation, l’homme ne devrait-il pas disposer, en sa mort, d’une liberté supérieure à celle dont il jouissait sur terre, d’une force non pas surhumaine mais quasi inhumaine certes dans la ligne de ses péchés, à l’opposé cependant de son être humain créé pour l’amour et la tendresse, pour la vérité et la beauté ? Il est créé en Christ et vers lui (Col 1, 16), et ce Christ est tout ce que l’homme peut désirer (…). Qui serait dire ce qui se passe dans la mort, cette mort qui dans le dessein créateur est destinée à faire passer l’homme de la terre au ciel ? Jésus est le juge de l’homme en tant qu’il en est le sauveur, son avocat, le Fils de Dieu mort pour cet homme, le berger qui cherche la brebis aux extrêmes limites des égarements (…). Aucun homme n’aura été dans la désobéissance aussi loin que Jésus dans la soumission ; sa sainteté est vaste plus que  l’ensemble des péchés de tous les pécheurs. Cette mort infiniment sainte le fixe au cœur de la multitude de ces etres-pour-la-mort, afin qu’en lui tous puissent mourir en naissance éternelle (…). Il semble que la grande question est celle-ci : Que se passe-t-il dans la mort ? (…). Ce problème n’est pas le notre. On le laisse à Dieu. Mais si Dieu crée l’homme mortel, il le crée pour l’amener par la mort à la vraie vie. Destinée à l’introduire dans la vie éternelle, la mort n’est-elle pas le moment d’une grâce ultime ?
Le chrétien désire le salut de tous. Sans ce désir serait-il l’enfant du Père des miséricordes ? (2 Co 1,3). Montrez-vous compatissants comme cotre Père est compatissant (Lc 6,36). Ce Père veut que tous les hommes soient sauvés (1 Tm 2,3). D’où le devoir de prier pour tous : Je vous recommande avant tout qu’on fasse des demandes, des prières et supplications pour tous les hommes (1 Tm 2,1).
Le chrétien prie et il espère. Serait-il tenu de prier pour le salut de tous sans l’espoir d’être exaucé ? Aimant tous les hommes comme lui-même (Mt 22,39s), il espère pour tous comme pour lui-même. Aimant Dieu, il prie et espère en faveur de Dieu, afin qu’il soit en tous ce qu’il est : le Père qui crée pour la vie éternelle. L’espérance n’affirme pas avec assurance : « Tout le monde sera sauvé » (…). Même les plus grands criminels, ceux qui, de multiples manières, tuent leurs frères, ont des intercesseurs au ciel. Dieu sauve leurs victimes et, sauvées, celles-ci prient pour leurs bourreaux, fidèles à la parole : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin de vous montrer fils de votre Père (Mt 5,44s). Ne peut-on pas penser que Dieu les exaucera , afin que leur joie soit parfaite (Jn 16,24), la joie de donner la vie éternelle à ceux qui leur ont enlevé la vie sur terre ? Pour les bourreaux, le bonheur sera de demander éternellement pardon à leurs victimes et de recevoir par elles la vie du ciel. Une telle joie qui subvertit toutes les normes, qui donne la vie à qui vous l’a enlevée, n’est-elle pas de nature divine ?  Elle est celle de Dieu qui donne la vie éternelle aux hommes meurtriers de son Fils.
Tant de saints ont prié pour le salut de tous dans le désir et l’espérance[46], or ils étaient animés par l’ Esprit Saint. Tant de paroles d’espérance ont été prononcées par eux , inspirées par ce même Esprit. Telle celle-ci : « l’âme se fatigue de pécher avant que Dieu ne se lasse de pardonner[47]. » Et cette autre : « Si l’on présuppose une union d’amour avec autrui, alors on peut désirer pour autrui comme pour soi-même…dans ce sens, on peut espérer pour autrui la vie éternelle, en tant qu’on lui est uni dans l’amour[48] »
Cette espérance ne démobilise pas l’Eglise. Elle incite à suivre le Christ jusqu’au bout du labeur de la charité (1 Th 1,3), de la charité qui se donne beaucoup de peine (Rm 16,12). Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes, dit Jésus (Mc 1,17). L’Eglise s’engage dans un grand labeur de foi et d’espérance, pour que l’enfer possible ne devienne pour personne une réalité[49].

3. Le Ciel

   Dieu se construit une demeure dans laquelle il habite, dans laquelle il trouve son bonheur : le Fils qu’il engendre dans l’infinie puissance d’aimer qu’est l’Esprit Saint. Le Fils est le ciel du Père. Dieu ne se réserve pas son ciel, il l’ouvre à des créatures. Il engendre son Fils à l’intérieur de la création : le Christ est le ciel construit dans le monde, ouvert aux hommes, pour qu’ils partagent l’amour et le bonheur qui règnent entre le Père et le Fils dans l’Esprit.
   Le ciel est au commencement des œuvres de Dieu, car tout est créé en Christ (1 Co 8,6). En lui, elles trouvent aussi leur achèvement : Dieu nous a élus (en Christ) avant la fondation du monde…nous destinant d’avance… à être pour lui des fils…selon son bienveillant dessein qu’il avait d’avance arrêté en lui-même… à savoir : ressembler toutes choses dans le Christ (Ep 1, 4-10).
Le Christ, et donc le ciel, est au début et au terme des œuvres de Dieu, parce qu’en Dieu lui-même toute activité du Père se porte sur le Fils, dans la puissance de l’Esprit, et s’achève en lui.

3.1.Un ciel christique

Au début de sa prédication, Jésus proclame : Le temps est accompli, le Règne de Dieu est tout proche (Mc 1, 15). Règne, Royaume de Dieu, est le nom donné par Jésus à ce qu’aujourd’hui on appelle le ciel. Le Règne est instauré dans le monde en la personne et dans l’activité de Jésus : Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, c’est que le Règne de Dieu vient de vous atteindre (Lc 11,20).
Mais durant la vie terrestre de Jésus, le Règne de Dieu ne se manifeste que discrètement ; il doit encore venir, bien que dès lors présent : Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas : « le voici » ou « le voilà ». En effet, le Règne de Dieu est parmi vous (Lc 17, 20s). Le Règne adviendra, le Fils de l’homme célébrera son avènement à travers la souffrance et la mort (Mc 10,34s).
En Daniel (Dn 7,13s), le fils de l’homme est le symbole de la communauté d’Israël, mais désigne en même temps son chef messianique. Jésus s’approprie ce symbole et en souligne l’interprétation individuelle : il annonce l’avènement du Règne en sa personne, en cet instant où s’enclenche le processus de sa mort.
Le bonheur dont jouissent les membres du Royaume, est celui de Jésus partagé (Lc 23,43). Le serviteur entre dans la joie de son maître (Mt 25,21). Le banquet est préparé pour le Fils, mais Jésus y invite les disciples (Lc 22,29s.). Jésus préside la table, il en est aussi le serviteur. Jésus sera toujours au service de cette table, comme à la dernière cène (Lc 22,27 ; Jn 13,13s). Ayant évoqué un repas pascal dans le Royaume, Jésus institue l’eucharistie et projette ainsi sur le mystérieux repas d’au-delà le commentaire qu’en donne l’eucharistie : Jésus est l’agneau de la paque nouvelle. Comme dans l’eucharistie, il préside la table céleste, il en est aussi le serviteur, lui qui est la nourriture offerte et la coupe. Dans son symbole eucharistique, le Royaume de Dieu apparaît comme un céleste repas pascal, dont Jésus est l’agneau immolé.
Le ciel se trouve donc inauguré dès cette terre. Il est l’au-delà profond de l’Eglise. Sans encore les enlever à l’existence terrestre, Jésus embauche ses disciples dans le Royaume, en se les unissant : Je vous prendrai auprès de moi, pour que là où je suis, moi, vous soyez vous aussi (Jn 14,3).
Etant « en Christ », le Christ étant « en nous » (…) saint Paul peut dire : Notre cité  trouve dans les cieux (Ph 3,20). Dieu nous a délivrés de la puissance des ténèbres et transférés dans le Royaume du Fils de son amour (Col 1, 13), dans ce Royaume qui s’est ouvert au bon larron (Lc 23,43), premier compagnon de la paque de Jésus. On sait donc où se trouve le ciel. Pour nous prémunir contre tout essai de le localiser dans le cosmos, on dit souvent : « Le ciel n’est pas un lieu, mais un état de béatitude. » Pourtant il est un lieu, mais non pas cosmique, un lieu personnalisé : Il nous a fait asseoir dans les cieux, dans le Christ Jésus (Ep 2,5). Jésus avait annoncé : Quand je serai élevé au-dessus de la terre, j’attirerai tous à moi (Jn 12,32). Glorifié en sa mort, il est le centre d’attraction et de convergence, où les hommes le rejoignent et se rejoignent. Le ciel est bien un lieu, ce lieu est quelqu’un[50] . Est-il un état de béatitude ? Plus qu’un état, il est un événement béatifiant. C’est en sa mort et sa résurrection que le Christ est, pour toujours, le Royaume en son avènement. Il devenu… rédemption (1 Co 1,30), Il est le salut en sa réalisation, à laquelle participent les saints. L’eucharistie en est le symbole, où les enfants de Dieu sont des convives de « la paque accomplie » (Lc 22,16).
Depuis les origines, les hommes n’ont pas cessé de se disperser dans l’espace et le temps. En sa pâque, Jésus rassemble  les enfants de Dieu dispersés (Jn 1,52). Il les ramène de la dispersion dans l’espace et les réunit en un seul lieu : dans son corps dont ils deviennent les membres. Il les ramène de la dispersion dans le temps et les réunit en un unique instant de l’histoire : celui de sa mort où le Père l’engendre dans la plénitude de l’Esprit. Depuis toujours les hommes sont créés vers le Christ, le ciel est le sommet de convergence de leur création progressive.

3.2.Un ciel trinitaire            

Au ciel, les hommes ont leur la Trinité demeure dans le Christ, lui-même habite la Trinité : en lui, ils vivent du Père dans l’Esprit Saint. Le ciel est à la fois christique et trinitaire.
                                   
Des son origine terrestre, Jésus était le Fils que le Père engendre dans l’Esprit (Lc 1, 35). Il le fut à travers sa vie terrestre (Mt 3,17s ; Jn 1,33s). Mais c’est par l’élévation au-dessus de la terre, dans la mort et la gloire, que cet homme a été totalement intériorisé dans le mystère trinitaire. Il s’est offert dans un Esprit éternel (He 9,14) et fut ressuscité dans ce même esprit (Rm 8,11). Le Père l’a saisi dans la vivifiante puissance de l’Esprit, dans ce sein divin qu’est l’Esprit, et l’a amené à la plénitude filiale (…). Jésus est la sainte demeure où le mystère trinitaire se réalise à l’intérieur de la création (…). Ni le Christ ni les saints habitent la Trinité comme en un espace. Le Père est dans le Fils et le Fils est dans le Père. Jésus vit dans les fidèles et ceux-ci vivent en lui ; l’Esprit habite dans les fidèles et ceux-ci demeurent en lui. Une pareille présence réciproque n’est pas d’ordre local : on habite une maison, on n’est pas habité par elle. C’est d’une présence d’intime relation mutuelle qu’il s’agit, telle qu’elle se réalise en des êtres qui s’entr’aiment, où chacun remplit de sa présence le cœur de l’autre ; telle surtout qu’elle se réalise entre le Père et le Fils dans l’Esprit : une relation d’amour, où chacun  est à la fois habitant et habitacle.
La présence du Père et du Fils et de l’Esprit se diversifie dans le cœur des saints selon la différence propre à chacun des trois. Très grande, voire infinie est cette différence, chacun étant une personne à sa manière. L’un est Père qui engendre. L’autre est la Personne filiale en son infinie réceptivité. L’Esprit est la Personne ouvrière, en laquelle s’accomplissent toutes les œuvres de Dieu ; il est la puissance dans laquelle Dieu opère l’œuvre primordiale, celle d’engendrer le Fils ; il est l’amour dans lequel le Père sort en son Fils, dans lequel le Fils est infiniment réceptif. C’est dans cette infinie diversité qu’ils habitent le cœur des saints et font le bonheur de chacun.
Les trois Personnes divines jouent en faveur de chacun des saints le rôle qu’elles jouent entre elles. Ce qu’elles sont l’une pour l’autre, elles sont heureuses de l’être pour les hommes : Père, Fils et Esprit Saint. C’est ainsi que la Trinité habite en eux et qu’ils habitent la Trinité. Le Père a sa demeure dans l’homme en tant que Père de cet homme, il exerce pour lui la paternité qu’il exerce à l’égard de son Fils ; il est présent dans le saint comme il est présent dans le Fils : en tant qu’il engendre. Le Fils est présent en tant qu’engendré en faveur de cet homme, afin que celui-ci soit, dans le Fils, un véritable enfant de Dieu. L’Esprit Saint, il l’est en faveur de cet homme : puissance d’aimer dans laquelle le Père engendre et le Fils est engendré ; tout s’accomplit dans cette divine puissance d’engendrement qu’est l’Esprit. Les saints sont « filialisés » dans l’Esprit ; celui-ci est leur vie. Il est la béatitude du ciel.
Le don trinitaire est accordé à tous les saints, mais la différence entre eux peut être très grande. L’Esprit est amour, son action se mesure au degré de l’amour. La présence trinitaire connaît des degrés d’intensité, à la mesure de la charité de chacun[51].

3.3. Une béatitude christique et trinitaire

Nous verrons face à face, dit saint Paul (1 Co 13,10). Dans cette contemplation, l’homme sera heureux, enfin et pour toujours. Que verra-t-il ?
Une philosophie spiritualiste estime que « l’ultime et parfaite béatitude ne peut être que dans la vision de l’essence divine. La parfaite béatitude requiert que l’intelligence parvienne jusqu’à l’essence même de la cause première »[52]. En Jésus-Christ, Dieu s’est révélé non seulement comme l’Etre infini, cause de toute chose, mais comme Père, essentiellement Père du Fils unique dans l’Esprit Saint. Nous savons, en outre, que la vie dans céleste n’est autre que la vie chrétienne, menée sur terre dans la foi, amenée à sa plénitude. Or, cette vie chrétienne est autre chose qu’une connaissance intellectuelle de la divinité. De plus, le ciel est dépeint dans les évangiles comme une fête communautaire célébrée dans l’amour, comme un festin de noces ; la définition susdite ignore cet aspect de la béatitude céleste.
La vie chrétienne sur cette terre est christique et trinitaire, tel est aussi le ciel, tel est son bonheur, ce bonheur que Jésus désirait et reçoit de son Père et partage avec les siens : Père, glorifie-moi auprès de toi…pour qu’ils aient en eux ma joie en plénitude (Jn 17,5.13).
Jésus le Fils de Dieu, est le ciel des hommes, le lieu de leur joie ; le bonheur est de vivre en communion avec lui. Sur terre, saint Paul se sentait loin du Seigneur, en exil (2 Co 5,6). Il voulait s’en aller, le rejoindre (Ph 1,23), pour être toujours avec le Seigneur (1 Th 4,17). « Etre avec » est un désir d’amour. Paul aspirait à vivre non seulement dans la proximité du Christ, mais dans la réciprocité d’une intime présence. Des cette terre, l’Eglise commence à « connaître » son Seigneur-Epoux dans une telle intimité : Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (Jn 6,56). L’intime connaissance se réalise dans le partage d’une mort, où l’on naît à deux. Jésus a dû mourir pour connaître ainsi les siens : Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent… et je donne ma vie pour mes brebis (Jn 10, 14s.). Les fidèles doivent mourir pour connaître dans l’amour : Qui me délivrera de ce corps de mort ? (Rm 7,24), soupire saint Paul, de ce corps de « chair » qui enferme et s’oppose à l’absolu du don de soi et de l’accueil de l’autre. « En ce jour » seulement, celui de la pâque de mort et de résurrection, vous saurez…que vous êtes en moi et moi en vous (Jn 14,20). L’Eglise du ciel vit dans l’unité d’un même corps, celui de son Seigneur-Epoux, dans le partage de son unique mort, dans la joie de son éternelle naissance. La grâce d’un même mourir avec le Christ-si nous mouron avec lui (2Tm 2,11)- est éternelle, car le Christ est éternisé dans son mourir vers le Père. Eternelle est aussi la grâce de la même naissance en Dieu : Si vous êtes ressuscités avec le Christ (Co 3,1), avec lui qui naît du Père dans un aujourd’hui éternel. Rien n’est personnel à quelqu’un rien ne parait aussi impartageable comme la mort et la naissance. Et voici que le Christ et son Eglise ont en commun leur mort et leur naissance. La mort est apparemment la rupture radicale, et voici qu’elle est devenue son infini contraire (…). Tout grand amour aspire à la mort, en un désir non pas de destruction mais de plénitude. Le bonheur céleste est de vivre en mourant éternellement d’amour.
Ce bonheur de vivre dans la mort est celui de Jésus en sa divine filiation : il est vécu en communion avec le Christ dans le mystère où Dieu l’engendre dans l’Amour, qui est l’Esprit Saint. Le bonheur du ciel est de vivre dans la Trinité.
Un jour, Jésus exulta dans l’Esprit Saint (Lc 10,21), heureux de son Dieu et Père. Il avait la béatifiante connaissance non seulement de « l’essence divine » (de la divinité), mais aussi de la paternité de Dieu à son égard : Je te loue Père… d’avoir révélé cela aux tout-petits… Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils (Mt 11,26s.). La connaissance mutuelle de Dieu et de Jésus est celle d’un Père et d’un Fils. Car le mystère de Dieu est d’être Père infini d’un Fils infini ; le mystère de Jésus est d’être ce Fils en son incarnation. Glorifié, Jésus vit tout entier dans le sein de son Père. C’est ainsi qu’il voit Dieu face à face : par la pleine expérience de la paternité de Dieu à son égard[53].
Qui saurait dire le bonheur céleste de Jésus, celui de naître sans fin du Père, de se recevoir infiniment de lui, dans une parfaite communion ? Bonheur d’adorant contemplation dans l’amour et l’action de grâce qui, sur terre, explosait dans l’invocation Abba ! Père ! Jesus est seul à connaître Dieu en toute sa paternité, car il est le Fils unique. Mais la joie filiale, il la partage avec ceux qui lui sont donnés comme frères (Rm 8,29). Fils-de-Dieu-pour-Nous, il habite pour nous la Trinité, dont il est aussi la porte : il fait entrer les hommes dans le sein du Père, engendrés avec lui dans l’Esprit Saint.
Les hommes connaissent Dieu en sa paternité par communion au Christ : ils sont héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ (Rm 8,17). Jésus est le médiateur de la vision face à face, de même que déjà sur terre il fut le chemin d’accès au Père : Je suis le chemin… nul ne va au Père sinon par moi (cf. Jn 14,6). Au ciel, il est plus que jamais le chemin, le médiateur de la filiation et de la connaissance du Père.
Les saints voient Dieu face à face (1 Co 13,12), leur connaissance est immédiate en vertu de cette médiation. Le Christ est leur médiateur sans être un intermédiaire : il partage avec eux sa propre expérience de Dieu qui immédiate. Ils connaissent comme ils naissent : en Christ et par l’action du Père qui engendre le Christ et ceux qui sont en lui. Ils connaissent le Père en co-naissant avec le Fils.
Jadis, les théologiens s’interrogeaient sur la primauté soit de l’intelligence, soit de la volonté : par laquelle de ces deux facultés, la béatitude éternelle fait-elle son entrée dans l’homme ? Mais n’est-ce pas un vain problème ? Le doigt de Dieu touche l’homme en son Je, au fond de lui-même. Dieu l’engendre à partir de là : le bonheur du ciel jaillit dans l’homme à partir de sa profondeur, à partir de sa personne. L’homme connaît Dieu en son mystère, c’est-à-dire en sa paternité, du fait de naître de lui. Une telle connaissance est vitale :Telle est la vie éternelle : qu’ils te connaissent (Jn 17,3). Dieu se révèle Père en réalisant sa paternité dans l’homme, celui-ci le connaît dans l’expérience de sa filialité.
C’est dans l’Esprit que Jésus est le Fils, il connaît son Père dans la divine puissance d’engendrement qu’est l’Esprit Saint. Les fidèles de même : ils connaissent dans l’Esprit, c’est-à-dire par l’action dans laquelle ils naissent de Dieu. Jésus avait promis à ses disciples l’Esprit qui les conduira vers la vérité tout entière (Jn 16,13). Or, la vérité totale de Dieu est dans son infinie paternité : J’ai révélé ton nom (Jn 17,26), ton nom de Père.
Au ciel, l’Esprit introduit les hommes dans la pleine connaissance de leur Père, en leur donnant de co-naître pleinement, ensemble avec le Christ. ILS VOIENT DIEU FACE À FACE DANS L’EXULTANTE EXPERIENCE DE CETTE CO-NAISSANCE.
C’est en aimant que Dieu dort de lui-même, qu’il engendre le Fils : « L’amour produit l’extase »[54]. L’Esprit Saint, puissance du Père en sa Paternité, est un amour infini. « Ils sont trois : l’Aimant, l’Aimé, l’Amour[55]. » Ils sont trois : le Père, le Fils et l’Esprit, qui est leur amour et dans lequel ils sont Père et Fils. Les hommes sont engendrés avec le Christ, dans cet Esprit d’amour ; avec le Christ, ils connaissent le Père dans l’amour. La connaissance céleste est donc bien celle d’une expérience vitale, effet de la totale emprise de la paternité de Dieu, dans la puissance d’aimer qu’est l’Esprit. Les saints connaissent dans l’amour, en lequel ils naissent avec le Christ.
Cette science est donnée dès cette terre, en germe. Quand l’Eglise veut connaître, elle invoque l’Esprit, non parce que l’Esprit serait la Vérité et la Lumière : c’est Jésus qui revendique ce titre (Jn 9,5 ; 14,6). Mais il conduit à la vérité totale (Jn 16,13), en donnant de POUVOIR connaître ; il le donne en tant qu’il est amour et qu’il met en communion. La connaissance spirituelle est cordiale, les yeux s’ouvrent dans le cœur (Ep 1,18), dans l’aimante communion  au mystère divin, dans l’expérience de ce mystère : Que votre amour abonde de plus en plus en connaissance et totale intelligence (Ph 1,9). Au ciel, la connaissante communion est totale, dans la plénitude de la filialité.
L’Esprit d’amour est joie de vivre, celle de Dieu en sa paternité, celle de Jésus en sa filialité (Lc 10,21).
Jésus partage sa joie filiale avec les siens, car l’Esprit est communion, sa joie est communicative : Je boirai avec vous le vin nouveau dans le Royaume de mon Père (Mt 26,29). Cette joie, nul ne la leur ravira (Jn 16,22), car personne ne peut la ravir au Christ qui, pour eux, est le Fils de Dieu dans l’Esprit Saint.

3.4. Un ciel communautaire

De la terre, les fidèles forment une ECCLESIA, une communauté réunie en Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ (1 Th1, 1) et dans la communion de l’Esprit Saint (2 Co 13,13).
Les nombreuses images scripturaires qui racontent le ciel, en célèbrent le bonheur communautaire : la salle de festin, le banquet nuptial, l’admirable symbole qu’est le repas pascal dont le Royaume est l’accomplissement (Lc 22,16), le groupe des douze réunis dans l’Eucharistie et qui doivent s’entraimer. Le mot «communion » est un autre nom pour designer la vie éternelle (Ap 3,20).

L’homme est une personne, il est créé pour la relation, à l’image de Dieu qui est un et qui parle au pluriel : Faisons l’homme à notre image (Gn 1,26), celle d’un Dieu unique que les chrétiens savent trinitaire. Par la mort à « la chair » qui enferme les hommes en eux-mêmes, Dieu les a libérés du mal d’être seuls et, par la puissance de la résurrection, il les a amenés à leur plénitude relationnelle. Il a fait d’eux des êtres en lien et en donation de soi, dans le Christ qui est l’image de Dieu (2 Co 3,18).  Ils sont nombreux au ciel et ils sont un, ayant rejoint entièrement celui vers qui ils sont créés, le Christ devenu leur total commencement. Dans cette universelle centration sur le Fils unique, l’unité est parfaite. Leur unité n’est pas seulement d’esprit, mais d’Esprit Saint. C’est par lui que le Père les a créés en Christ et les a amenés à lui. Le Père et le Fils sont unis dans l’indivisibilité de l’Esprit qui leur est commun, une personne dans les deux autres, Esprit du Père et du Fils, leur cœur unique à tous deux. Maintenant il est le cœur de tous, attachant les saints les uns aux autres, les dotant d’une capacité d’entière donation de soi et d’accueil mutuel. Par la puissance de l’Esprit Saint, ils sont plus que jamais identiques à eux-mêmes et cependant inséparables, car indivisible est la personne de l’Esprit qui est devenu leur Esprit et qui les établit dans l’unité du Père et du Fils (Jn 14,20).
Nombreux et un, ils existent les uns pour les autres. Ce qu’est devenu Jésus, un être-pour-tous, esprit vivifiant (1 Co 15,45), dans la mort pour tous il est le Fils pour tous, ressuscité pour eux (2 Co 5,15), les saints le sont aussi, à leur niveau, au degré de leur transformation dans l’Esprit Saint. Ainsi sont-ils riches les uns des autres. Non par un partage de biens que chacun posséderait, car au ciel personne ne possède rien : leur richesse est l’Esprit Saint qui, plus qu’un bien qu’on distribue, est un lien qui unit. Etant pleinement personnalisés dans l’Esprit, les saints sont pareils au Père et au Fils qui ignorent le mien et le tien et ne connaissent que le dialogue du moi et du toi : leur richesse est d’être en communion.
Cette communion fraternelle est incomparablement plus intime que le lien qui unit entre eux des frères sur terre. Issus des mêmes parents, ceux-ci naissent cependant sépares les uns des autres et, à travers la vie sur terre, ils se dispersent de plus en plus (…).  A travers la vie sur terre, ils se sont rassemblés de plus en plus et, dans la mort, ils ont pleinement rejoint le Christ dans l’unique instant de sa naissance éternelle : ils naissent ensemble dans le Christ.
Intimement fraternelle, la société céleste est mutuellement maternelle. Deux êtres que s’aiment vivent non seulement l’un pour l’autre, mais l’un par l’autre. Ce qu’est l’Eglise entière, la Jérusalem d’en haut, notre mère (Ga 4,26), chacun l’est pour d’autres, selon ma mesure de sa grâce. Car l’Esprit Saint n’est pas seulement un lien qui unit, il est un sein qui donne de naître.
Cette Eglise fraternelle et maternelle est comme personnalisée dans la mère du Seigneur, saine Marie qui est la sœur très proche de chacun et la mère de tous. Jésus se l’est adjointe au Calvaire pour y être la présence filiale de tout le peuple de Dieu. Il lui a dit, en désignant le disciple : Voici ton fils (Jn 19,26). Riche de l’entière grâce de l’Eglise, elle est au cœur de la communion céleste, sainte pour tous, Marie notre mère.
De même que sainte Marie, chaque saint est source pour d’autres, dans la mesure de sa propre sanctification dans le Christ. La grâce, on ne peut pas la distribuer, étant un mode d’être propre à chacun et non pas un avoir. Mais parce qu’elle affecte la personne et la rend communicable, elle enrichit d’autres, dans la mesure où elle sanctifie chacun. L’Esprit Saint est un lien qui « attache les uns aux autres »[56], de même qu’il unit le Père et le Fils qui sont ainsi riches l’un pour l’autre, l’un par l’autre, riches chacun de la personne de l’autre.

Dès lors comment le saint donne-t-il à d’autres part à sa sainteté ? Il se lie à eux et se donne à eux du fait de sa sainteté. Il est pareil au christ devenu esprit vivifiant (1 Co 15,45), un être amorisé, en totale donation et communication de soi. En se donnant aux siens, en s’attachant à eux, le Christ fait d’eux les membres de son corps et les enrichit de lui-même. L’eucharistie en offre l’illustration, où le Christ enrichit les fidèles par le don de lui-même. Ce pouvoir de se donner, de devenir la richesse d’autrui, il le communique aux siens à la mesure de l’Esprit qui les anime. Eux aussi sont eucharistie, riches les uns des autres, par leur mutuelle appartenance. Ils sont ciel les uns pour les autres[57] (…). Les premiers du Royaume sont les serviteurs de tous, car ils sont saints pour tous. Encore au ciel vaut la consigne : Que le plus grand parmi vous prenne la place…de celui qui sert (Lc 22,26).
Jésus le Seigneur est au service de tous, devenu nourriture universelle, esprit vivifiant ; sa gloire est d’être le grain de blé qui porte un fruit aussi abondant (Jn 12,23s.). Telle aussi la gloire du christ en ses saints : demeurant en lui, ils portent du fruit en abondance (Jn 15,5), du fruit qui demeure (Jn 15,16). Ils sont source de vie pour d’autres. Leur grâce est à la fois fraternelle et maternelle pour toujours (…). Avant ce jour final, tant qu’il y aura des hommes sur terre, l’Eglise du ciel, heureuse de contempler Dieu, aura cependant le visage tourné vers la terre, préoccupé du salut des hommes, jusqu’au moment où le dernier d’entre eux aura rejoint la société céleste. Jésus avait dit : je m’en vais et je viens à vous (Jn 14,28) ; avec lui, les saints ont quitté ce monde, mais pour venir (…). L’Eglise du ciel, plus encore celle de la terre, est la Jérusalem d’en haut, notre mère (Ga 4,26), en travail d’enfantement. Avec le Christ dont la présence devant Dieu intercède pour nous (Rm 8,34 ; He 7,25), elle supplie et remercie d’être exaucée. Les saints nous attendent, nous attirent et nous recevront dans les tentes éternelles (Lc 16,9).


CONCLUSION

         Les fins dernières- la mort où l’on naît, le jugement et la résurrection où l’on achève de naître, le ciel où la naissance est éternelle- ces fins sont premières autant que dernières. L’homme y plonge ; y plongeant, il monte vers elles. Sommet et racine, elles donnent sens à l’existence.
         Les chrétiens se sont très tôt approprié le premier jour de la semaine, le dimanche, et en ont fait le jour chrétien par excellence. On l’appelait : Jour du Seigneur (Ap 1,10). « Seigneur » est le titre reconnu à Jésus dans la gloire de sa résurrection : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié (Ac 2,36 ; Rm 10,9 ; Ph 2, 9-11). Ce titre est aussi celui du Christ en sa manifestation du dernier jour, appelé de même Jour du Seigneur (…). En sa résurrection, le Christ est le début, il est aussi le terme, le Seigneur qui se manifestera au dernier jour. Cet homme que Dieu engendre pour les hommes, est l’alpha et l’oméga (…).
         Au souvenir de la résurrection du Christ, les premiers chrétiens joignaient celui de la création à son origine : « Nous nous assemblons le jour du soleil (le dimanche), parce que c’est le premier jour où Dieu, tirant la matière des ténèbres, créa le monde et que, ce même jour, Jésus-Christ notre sauveur ressuscita des morts »
         L’histoire du salut, dont le Christ est l’alpha et l’oméga, commence quand Dieu créa le monde. La terre reçoit des son origine la semence dont la résurrection de Jésus et celle des morts sont la moisson. Dieu qui est en extase de lui-même en un Fils…reflet de sa gloire, empreinte de sa substance (He 1, 2s.) sort de lui-même dans la création. C’est dans l’esprit d’amour que le Père engendre le Fils, c’est dans cet Esprit qu’il est le createur. Le mystere interne de Dieu s’extériorise, Dieu crée dans la surabondance de sa paternité d’amour à l’égard de l’Unique : il crée toutes choses et l’homme surtout, dans sa relation au Fils. Tout est créé en lui… et vers lui (Col 1, 16). La création est un premier pas d’incarnation, le lointain prélude de l’engendrement du Fils dans le monde. Elle atteint son sommet ; quand Dieu ressuscite Jésus et ressuscite les hommes avec lui.
         L’homme trouve son sens dans le Fils que Dieu engendre dans le monde et qu’il amène à travers la mort  à la plénitude finale. Jour premier et huitième, le dimanche unit dans sa célébration la création à son origine et la résurrection finale.
         Parler de l’au-delà, c’est parler de l’homme en son rapport au Fils éternel que Dieu créateur et sauveur engendre dans le monde (…). Gardons-nous donc, en disant « fins dernières », de ne penser qu’à l’avenir. Demain c’est aujourd’hui, l’au-delà habite la profondeur actuelle. La paque du Christ, la mort, la parousie et la résurrection et le jugement, c’est chaque jour, le ciel a sa demeure dans l’homme qui est bon. Le jour de l’ultime naissance monte à contre-courant de nos années qui vieillissent.
         Le temps se vit sur terre à l’instar d’un paradoxe, à la fois en évanescence et s’épaississant, s’alourdissant en éternelle masse de gloire (2 Co 4,17). Le temps s’enfuit en gravant l’éternité dans l’homme. La mort et la vie font leur œuvre simultanément (2 Co 4,10-12), notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2 Co 4,16). Jusqu’au dernier qui sera pleinement celui du Seigneur, celui de sa naissance et de la nôtre. Alors s’accomplira la parole qui se trouve écrite : « La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Co 15,54). La mort en tant que destructrice et le temps qui fuit sont du même ordre : celui de l’éphémère, de la rupture incessante. Mais dans l’au-delà des apparences, l’éternité prend corps, où tout est communion.
         Que va faire l’homme qui prend conscience de son paradoxe, de son être de chair et d’esprit, à la fois d’aujourd’hui et d’éternité ? L’au-delà ne l’invite pas à l’évasion hors des réalités de la terre, puisqu’il constitue le fond de ce qu’est l’homme et de ce qu’il vit. Non pas à s’évader mais à se laisser envahir, à se réaliser à partir de la profondeur.
         Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme prend et va cacher dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que tout ait levé (Mt 13,13). Le Fils de Dieu est engendré dans le monde, le levain est dans la pâte. Pour que le levain envahisse la pâte, il faut la pétrir. C’est par l’Esprit Saint que Dieu engendre son Fils, c’est par lui que le monde devient filial. Il est l’amour dans les cœurs répandu (Rm 5,5). Pour que la pâte lève, pour que l’homme naisse enfant de Dieu, il faut qu’il soit travaillé par l’Esprit, qu’il se laisse pétrir de divine charité.
         L’amour est une réalité céleste, il est éternel, la charité ne passe jamais (1 Co 13,8). Mais c’est dans les réalités de la terre et le temps fugitif qu’elle s’active. L’au-delà n’invite dons pas à l’évasion mais à mettre à profit le temps présent (Ep 5,16).
         Christ en vous, dit saint Paul, espérance de gloire (Col 1,27). Il est là, il vient. Il est la profondeur et l’avenir. Son mystère filial de mort et résurrection est le mystère de l’homme, son au-delà qui donne sens. Qui donne un sens pascal, de mort et de vie, et qui est d’amour. Car l’amour est à la fois de mort et de vie. Le chrétien est chargé d’apporter cette bonne nouvelle, il est presse de la faire connaître (…). Car tous nous sommes fils et filles de Dieu.                                              





BIBLIOGRAPHIE

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GRAND SEMINAIRE DE NYAKIBANDA / Mai 2007/


[1] Les explications sur le « modèle dogmatique » et le « modèle herméneutique » se trouvent dans Jacques ROLLET, le cardinal Ratzinger et la théologie contemporaine, Cerf, Paris, 1987, pp. 85-90.
[2] Cf. WERS Lambert, “ A mi chemin: l’énigme du destin dans la littérature” dans Destin, Prédestination, Destinée, (sous la direction de Adolphe GESCHE, Cerf, Paris, 1995, pp. 85-86.
[3] GARAUDY R., Appel aux vivants, Seuil, Paris, 1979, pp. 24-25.
[4] Cf. A. SCHILSON et W. KASPER, Théologiens du Christ aujourd’hui, coll « Jésus et Jésus-Christ » série 9, Desclée, Paris, 1978 (tr.fr.), p.195.
[5] Luis F. LADARIA, “Eschatologie”, dans Dictionnaire de Théologie Fondamentale (sous la direction de René LATOURELLE  et Rino FISICHELLA), Bellarmin / Cerf, Montreal / Paris, 1992, pp. 376-379.
[6] Thomas n’a pas eu le temps de leur donner leur forme définitive, et pour cette raison l’édition  de la Somme en quatre volumes (Paris, Cerf, 1984-1986) ne comporte pas ces questions.
[7] Ce « nous » renvoie à l’auteur ou les deux auteurs de l’ouvrage où ce texte est tiré.
[8] Les auteurs du  texte que nous sommes en train d’utiliser rappellent que « Le livre de Cullmann parait en 1947, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ces images évoquent des faits récents : l’envahissement d’une partie de l’Europe par les armées nazies, puis les campagnes des Alliés qui aboutissent à la libération. En 1945, après la chute de Berlin, le IIIe Reich met vingt jours avant de capituler. De même, après les bombardements de atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, le Japon attendra une semaine avant de reconnaître sa défaite.  Selon Cullmann, dans l’histoire du salut, Pâques représente l’équivalent de la prise de Berlin ou des bombes atomiques dans le conflit 1939-1945. Nous vivons les jours qui séparent le moment où l’adversaire a été écrasé de sa conséquence inéluctable : la victoire éclatante de Dieu, et la totale disparition de ses ennemis » (p.42).
[9] Dans l’ouvrage d’où ce texte (qui est le troisième chapitre) est tiré, André GOUNELLE fait remarquer que le titre ne comporte pas  le mot « conception », comme celui des deux précédents et du suivant. A la place, il parle d’«  approche ». En effet, la théologie existentielle rejette toute représentation, aussi bien spatiale que temporelle, de l’après-vie, et refuse de proposer une théorie de l’au-delà. Elle ne nie nullement qu’il y ait une vie après ma mort, mais elle estime que nous ne pouvons pas savoir en quoi elle consiste, ni la décrire si peu que ce soit.
[10] Jésus-Christ, Unique Sauveur du Monde. Hier, aujourd’hui et àjamais, Mame, Paris, 1996, pp.77-92.
[11] Il arrive à l’Ecriture de parler « d’âme et de corps », mais dans un sens différent du langage de la philosophie grecque. L’âme ne désigne pas une substance spirituelle distincte, mais l’homme en sa profondeur : « …l’âme correspond à notre MOI- MEME, tout comme le cœur et la chair, mais avec une nuance d’intériorité et de puissance vitale. » X. LEON-DUFOUR. Ame. V.T.B., 2e éd. 1971 ; col. 40s.
[12] Is 41,8 ; 2 Chr 20,7 ; Jc 2, 25 : Il (Abraham) fut appelé ami de Dieu.
[13] J. RATZINGER, La  mort et l’au-delà, Paris, Fayard, 1979, p. 172 : « l’idée chrétienne d’immortalité procède essentiellement de la notion de Dieu : elle a un caractère dialogal. »  Cf. pp. 168-174.
[14] G. MARCEL, Le mystère de l’être ; Tome II, Foi et Réalité, Paris, Aubier, 1951, p. 154. Voir J.M. AUBERT, Et après… vie ou néant ?, Paris, DDB, 1991 ; p. 112.
[15] L’affirmation que l’homme meurt tout entier et survit par résurrection n’a rien de commun avec l’opinion propre à un courant actuel de la prédication protestante, selon laquelle l’homme tombe dans le néant par la mort et en ressort par la résurrection à la fin des temps. Cette opinion est contredite par plusieurs textes d’Ecriture, elle est contraire à la tradition catholique.
[16] Les théologiens qui affirment une survie sous forme d’âme immatérielle séparée, le savent et disent que l’âme séparée, étant celle d’un homme, aspire par sa nature même à retrouver le corps dans la résurrection finale. Mais, admettant un état d’âme séparée, ils doivent reconnaître, avec S. THOMAS D’AQUIN, que cette âme n’est pas la personne que fut tel homme sur terre : « Anima mea non est ego », « mon âme n’est pas identique avec le moi ». S. Th. IIa  IIae, q. 83, a. 11, ad. 5. « L’ame n’est qu’une partie de l’homme… Aussi, ni la définition ni le nom de personne ne lui conviennent. » s. Th. Ia, q. 29, a.1 ; ad.5. On pourra donc parler de « demi-homme », cf. le document de la Commission Théologique Internationale (note 1), p. 317. Le saint du ciel serait un être déficient par rapport à son existence terrestre.
[17] Cf. J. RATZINGER, op,cit., p. 170. J. M. AUBERT, op.cit., p. 152: « L’âme …dans la doctrine catholique classique, désigne le moi profond, source des décisions et de la responsabilité. »
[18] On peut évoquer ici cette intuition de NOVALIS, Petits Ecrits, Paris, Aubier, 1947, p. 37 : 
« Comment un homme comprendrait-il une chose dont il ne porterait pas en lui le germe ? Ce que je suis destiné à comprendre doit se développer organiquement en moi. »
[19] H. DE LUBAC, Les Eglises particulières dans l’Eglise universelle, Paris, Aubier, 1971, p. 219.
[20] L’Eglise enseigne que c’est Dieu qui crée l’ « âme » de l’enfant. Dz. Sch. 190. 360. 685. 3896. Mais cette « âme » n’est pas à entendre à la manière de Platon, comme une substance immatérielle que la mort libererait de son enveloppe corporelle.
[21] Préface de la liturgie des défunts.
[22] R. GUARDINI, Les fins dernières (trad.), Paris, Cerf, 1951, p. 101s. : «  Lorsqu’au moment de la mort, l’âme se sépare du corps, elle ne se dépouille pas tout simplement de tout ce qui a trait au corps en le rejetant hors d’elle. Elle ne devient pas un ange, mais elle reste une âme d’homme : comme telle, elle porte le corps en elle. »
[23] Cette foi s’exprime dans le récit de Mt 27,52s., selon lequel « les saints » sortent des tombeaux, quand Jésus meurt et ressuscite. Ce texte est de nature théologique. Il serait incohérent, s’il fallait le comprendre comme un témoignage historique : « les saints » ressuscitent à l’instant de la mort de Jésus, ils sortent du tombeau après sa résurrection.
[24] Jn 1, 3 ; 1 Co 8,6 ; Col 1, 15-17.
[25] La théologie ne recourt plus au découpage, souvent opéré jadis, d’une œuvre de création réalisée hors du Christ, gâchée par Adam, et d’une œuvre de réparation réalisée par le Christ. L’œuvre de Dieu est une, à la fois de création et de rédemption. Déjà l’Ancien Testament (surtout en Isaïe) considère l’acte créateur comme œuvre de salut. Selon le Nouveau Testament, le monde est créé dans le Fils et en vue du salut qui est en lui. Cf. F.X. DURRWELL, Le Père, Dieu en son mystère, Paris, Cerf, 3e éd., 1993, pp. 111-135.
[26] A propos de 1 P 1, 22 : Vous avez purifié vos âmes, la TOB note : « Âme, au sens biblique traditionnel de l’être vivant, l’homme tout entier. »
[27] 2 Co 1, 22 ; 5,5.
[28] R. GUARDINI, op. cit., p. 103s.
[29] Dans les dernières décennies est née une opinion théologique séduisante, selon laquelle la résurrection FINALE se réalise des la mort de chaque homme. On argumente : la survie de l’homme sous forme d’âme séparée est irrecevable pour une anthropologie qui se réclame de la Bible. De plus, chaque homme entre par la mort dans l’éternité, aucun temps ne le sépare plus de la fin de l’histoire. Les défunts se retrouvent ainsi contemporains les uns des autres a partir de leur mort, réunis dans la résurrection finale et le jugement dernier. Certes, la survie de l’homme sous forme d’âme séparée parait irrecevable ; on peut cependant admettre une vie de résurrection qui n’est pas encore celle de la fin. S’il est vrai que le temps terrestre est dépassé pour le défunt, celui-ci n’est pourtant pas entré dans l’éternité absolue. Comment serait-il éternel à la manière de Dieu, lui qui a commencé d’être ? Une durée céleste entre la mort et la résurrection finale n’est donc pas impensable. Une ultime glorification reste possible, au terme de l’histoire.
[30] Face à la femme enceinte se tient (Ap 12,4) le serpent antique (Ap 12,9), celui du paradis, dont il est dit que Dieu met des inimitiés entre lui et la femme (Gn 3,15).
[31] P. CLAUDEL, Stabat Mater, Œuvres poétiques, Paris, La Pléiade, p. 590. L’exégèse reconnaît de plus en plus que, dans la pensée de l’évangéliste, « la mère de Jésus », « la femme » est la représentation de l’Eglise.
[32] Le mot « zénith » est utilisé par l’auteur.
[33] C’est nous qui soulignons.
[34] Au sujet de l’Esprit de puissance et de gloire, F.X. DURRWELL renvoie à ses deux livres : La Résurrection de Jésus, mystère de salut, 11e ed. 1982, Paris, Cerf, pp. 69-78 ; L’Esprit Saint de Dieu, Paris, Cerf, 1983, pp. 19-24.
[35] Evocation de la nuée lumineuse dont parle la Bible et qui est la gloire de Dieu.
[36] La TOB note ici : « Ce terme (saint), qui marque l’appartenance exclusive à Dieu, est une des plus anciennes expressions de la divinité de Jésus. » Cf. Lc 4,24 ; Jn 6,69 ; Ac 3,14 ; 4, 27.30.
[37] Ce texte se réfère au récit de la création du premier homme, tel qu’il est rapporté dans la Bible de la Septante.
[38] « Cela veut dire que des précisions, quelles qu’elles soient, sur le mode de résurrection, sont inconcevables… Nous ne pouvons nous faire aucune idée de ce monde, et ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. Il faut renoncer définitivement à de telles tentatives… Une juxtaposition éternelle, sans relation et donc statique, du monde matériel et du monde spirituel est contraire à la signification essentielle de l’histoire, à la création de Dieu et à la parole de la Bible. » J. RATZINGER, La mort et l’au-delà, Paris, Fayard, 1979, p. 209.
[39] F.X. Durrwell dit précise que cette affirmation trouve un point de repère dans les sciences actuelles, selon lesquelles la  matière est énergie. Ainsi Esprit et matière se rejoignent de quelque manière, car l’Esprit est l’énergie toute-puissante de Dieu. A travers la Bible, l’Esprit et force sont deux concepts jumeaux.
[40] Ici Durrewell renvoie à ses deux ouvrages : L’Esprit Saint de Dieu, Cerf (1983) et Le Père, Dieu en son amour, Cerf  (1987).
[41] Le terme « amorisé »est de Durrwell
[42] D’où l’inanité de l’objection : comment des corps pourraient-ils ressusciter, dont les molécules se sont dispersées durant la vie terrestre et après la mort, et ont été assimilées par d’autres êtres vivants ? On ne peut pas condamner la pratique de l’incinération au nom de la foi en la résurrection des morts : celle-ci ne consiste pas à reconstruire le corps, en rassemblant les molécules qui l’avaient composé. La sépulture exprime cependant mieux, par son symbolisme, la foi en la résurrection pareille à celle d’un grain de blé semé en terre.
[43] La même affirmation se trouve sous forme narrative en Mt 27,51-53 : « Il est symptomatique que le cadre où Matthieu place la mort de Jésus coïncide avec le scénario traditionnel du jugement dans l’eschatologie de l’A.T. » Cf. J. CORBON et P. GRELOT, dans Vocabulaire de Théologie Biblique (V.T.B.), 2e ed. Cerf, Paris, 1971, p. 630 .
[44] « Alors deux hommes seront aux champs, l’un est pris, l’autre est laissé » (Mt 24,40).
[45] 1 Co 15,23-28. 52-57 ; 1 Th 4,15-17.
[46] Voir quelques temognages dans H.U. VON BALTHAZAR, Esperer pour tous, DDB, Paris, 1987, pp. 87-103.
[47] Ste THERESE D’AVILA, Vie, 19,15.
[48] S. THOMAS D’AQUIN, S. Th. IIa IIae , q. 17,a.3.
[49] On lira le livre de H.U. VON BALTHAZAR cité ci-dessus et l’ardent plaidoyer pour l’espérance dans l’article de G. MARTELET, Malédiction, damnation, enfer… La vie spirituelle. 147 (1992), pp. 59-75.
[50] Ste THERESE DE LISIEUX, Poésie 40. Œuvres complètes, Cerf,Paris, 1992, p. 724 : « Car le ciel c’est Jésus lui-même. »
[51] La théologie a toujours su que la présence trinitaire est corrélative à la charité. Elle est absente des créatures inanimées, non personnelles, incapables de charité, bien que l’action de Dieu soit présente partout. Elle n’entre pas non plus dans le cœur d’un homme habité par la haine du prochain. (F.X. DURRWELL).
[52] SUMMA THEOLOGIAE Ia IIae, q. 3, a. 8.
[53] « Cette expérience de Dieu en sa paternité, Jésus l’a faite des sa vie terrestre. On dit souvent que dès lors il jouissait, dans son humanité, de la vision béatifique qui aurait comporté, outre une science universelle, la béatitude céleste (…). Cette manière de comprendre la connaissance que Jésus avait de Dieu, se situe moins dans le contexte d’une théologie du mystère pascal et des relations trinitaires que dans celui de la vision face à face de l’essence divine. Est-elle conciliable avec une authentique existence terrestre et avec certaines ignorances que Jésus se reconnaît (Mc 10,40 ; 13,32 ; 14,35s.), de même qu’avec l’immense détresse de Gethsémani et du Calvaire ? Cette vision béatifique ne correspond d’ailleurs pas à la spécificité filiale de Jésus. Il avait une connaissance qui lui était propre en tant que Fils unique : celle de Dieu dans l’éternelle paternité à son égard. A la place du langage de la « vision béatifique », il semble préférable de recourir à celui, bien qu’imparfait lui aussi, de la « conscience filiale », dont Jésus a toujours joui et qui, dans la gloire de la résurrection, est parvenue à son entière luminosité. Cette connaissance filiale, de caractère trinitaire, était compatible, sur terre, avec des ignorances et d’immenses souffrances morales ; elle pouvait même contribuer à ses souffrances » (F.X. DURRWELL, op.cit. p. 148.)
[54] PSEUDO-DENYS, repris par S. THOMAS, S. Th. Ia IIae, q. 28, a.3.
[55] S. AUGUSTIN, De Trinitate, 8,14 ; Jn 9,5 ; Jn 14,6.
[56] VATICAN II, LG 49 : « Tous ceux qui sont au Christ, possédant le même Esprit, sont unis en une même Eglise et sont attachés les uns avec les autres en lui ».
[57] On sait, par contre, que dans le monde d’égoïsme, « l’enfer ce sont les autres », remarque Durrwell, op.cit. p. 156.
Dieu est Amour, A MOI IL A DONNE TOUTE SA MISERICORDE

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